L’homme prend les pierres

Georges-Bernard Depping, Merveilles et beautés de la nature en France, Paris, A la Librairie d’Education chez P. Blanchard, 1845, p. 17-18.

La Limagne et le Bourbonnais recèlent dans leur sol des preuves d’évènements anciens plus extraordinaires. Il est un insecte aquatique, une espèce de chenille connue sous le nom de teigne d’eau : les poissons la recherchent beaucoup, et la nature n’a donné à cet insecte aucune arme pour résister à la voracité de ses ennemis ; mais, en revanche, elle l’a pourvu d’un instinct admirable pour sa conservation. Faute de bouclier naturel, la teigne aquatique se fait un rempart des objets qui sont à sa portée : d’abord elle file un fourreau de soie pour y vivre désormais, et ce fourreau, elle l’enveloppe de brins de joncs et d’autres plantes marines, en sorte qu’elle s’y blottit comme dans un petit fagot. Plusieurs espèces (car cette famille d’insectes est très nombreuses) vont plus loin, et emploient des moyens plus ingénieux encore pour n’être pas mangées par les poissons. Elles couvrent leur fourreau de petits coquillages qui abondent dans les eaux où elles séjournent, et se rendent inattaquables dans cette forteresse vivante, qu’elles ferment aux extrémités par un grillage…/..

…/..Quand l’Auvergne et le Bourbonnais n’étaient qu’un lac grand comme celui de Genève, les friganides n’ont pas dû y être moins nombreuses, et l’atmosphère au-dessus de cette vaste nappe d’eau a dû en être quelquefois obscurcie. Peut-on douter de ce fait, quand on voit des rochers de plus de cent mètres de haut et occupant un espace de près de cent lieues carrées, composés de fourreaux de friganes liés par un ciment ? Or, ces fourreaux ne sont faits que des coquilles plates, minces et extrêmement petites de cypris et d’autres mollusques que ce vaste lac nourrissait en abondance. Quelquefois une centaine de ces coquilles menues couvrent un seul fourreau Qu’on juge par là de l’espace de temps qui s’est écoulé depuis que les friganes ont commencé ce banc, de la quantité prodigieuse de coquillages qu’elles y ont employée, et de la population coquillière de ce fond de lac, aujourd’hui couvert d’une terre végétale si productive ! Des milliers d’années peut-être, ont été nécessaires pour produire cette œuvre colossale, à laquelle on ne peut comparer que ces immenses bancs de madrépores que l’on trouve dans la mer du Sud.
Remarquez encore la singulière destinée de ces petites coquilles : d’abord, elles ont servi de demeure à des mollusques presque imperceptibles ; puis des insectes en ont réuni un certain nombre pour en couvrir leur demeure. Maintenant ces agglomérations de coquilles, pétrifiées en masses, constituent des roches où l’homme prend les pierres pour la construction des maisons, des temples et des remparts !