Alphonse Karr, Voyage autour de mon jardin, Paris, Nelson, Calman-Levy, circa 1845, p. 192-193.
Lettre XIX
Au fond du ruisseau on voit des petits morceaux de roseaux, des petits bâtons longs de quelques lignes qui n’ont plus que l’écorce. Ce sont des maisons où les phryganes, verts grisâtres, assez laids, qui se nourrissent d’herbes aquatiques, attendent le moment de sortir de l’eau sous la forme de petits papillons….pardon, savants… de petites noctuelles, qui ne volent que le soir. Avant cette transformation, il vient un moment où elles s’endorment teignes, pour se réveiller papillons. Elles savent que pendant ce temps où elles ne prennent plus de nourritures, elles ont des ennemis qui ne subissent pas une diète semblable, et auxquels, pendant leur sommeil, elles ne pourraient opposer aucune résistance. Elles savent filer, et elles s’occupent de fermer par les deux bouts leur maison.
On a dit quelque fois, comme exemple d’une argumentation invincible : il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. On a oublié les portes entr’ouvertes ; si la phrygane fermait entièrement son domicile par les deux bouts, elle ne serait plus dans l’eau, ou du moins l’eau qu’elle y renfermerait avec elle, n’étant jamais renouvelée, perdrait en peu de temps les conditions nécessaires. Elle file un petit grillage aux deux extrémités de son habitation, puis une amarre qu’elle attache à quelques brins d’herbes du rivage : ceci fait, elle s’endort tranquille en attendant une vie plus heureuse et plus brillante ; elle s’endort dans l’eau pour se réveiller dans le soleil et dans le bleu de l’air.