Histoire des phryganes suivant l’école polonaise

Rémy Chauvin & Bernadette Muckensturm-ChauvinLe Monde animal et ses comportements complexes, Paris, Plon, 1977, p. 196-205.

L’histoire des phryganes suivant l’école polonaise

L’étude des Phryganes est particulièrement intéressante pour plusieurs raisons. D’abord et ce n’est pas négligeable, ce sont des animaux qui s’élèvent sans la moindre difficulté dans de petits cristallisoirs. Ensuite leur édifice (le fourreau qu’ils construisent autour de leur corps) est très compliqué, et c’est même chez un animal voisin que l’on trouve une des constructions les plus complexes du monde des insectes et même du monde animal tout entier. Enfin il s’agit d’espèces considérés comme très primitives qui n’ont pas subi l’évolution intensive des Hyménoptères et dont (théoriquement !) le comportement devrait être plus simple, le cerveau n’étant guère développé. Il est vrai que les termites sont tout aussi anciens, et que la complication de leur vie sociale ne le cède en rien à celle des Fourmis beaucoup plus récentes.

Le plus important est qu’on n’en est pas resté avec les Phryganes au niveau de la simple observation, comme il arrive pour beaucoup de construction animales ; car si on a décrit avec la plus grande précision, comme les Collias (1962), les stades de la construction du nid ; ou encore signalé, comme Sattler (1963) ou Wallace et Sherberger (1975), les adaptations ahurissantes du fourreau du Trichoptère Macronema, on n’expérimente pas, ou guère. Or c’est au niveau de la reconstruction, de la réparation, que se manifestent les ressources parfois incroyables du comportement animal ; et tout spécialement lorsqu’on insère un obstacle à la réparation, qui force l’animal à résoudre un problème qu’il n’a sans doute jamais rencontré.

Dans le cas des Phryganes, il n’en a pas été de même. Une pléiade de chercheurs polonais, dont Dembowski est le plus connu, ont  très méthodiquement étudié la plasticité étonnante dont fait preuve un petit animal – qui, par ailleurs, n’a rien de bien remarquable – lorsqu’il s’agit de construire ou de réparer son fourreau.

La construction chez les Phryganes en général.

Il ne faut pas oublier que là aussi nous rencontrons l’incroyable foisonnement du monde des insectes : il existe en effet plus de 10 000 espèces de Phryganes et l’on peut penser que l’analyse de leurs différents comportements de construction offrirait à l’éthologiste un champ particulièrement fécond. Un petit nombre d’espèces seulement a été étudié. Suivant Ross (1964), on peut diviser ainsi les types de construction :

– ou bien les larves se construisent une retraite souvent en forme de filet, qui est fixe, attaché à un objet solide au fond d’un torrent ;

– ou bien la retraite jouit d’une certaine mobilité et n’est relié au sol que par un fil de soie

– dans un troisième groupe se rencontre un fourreau mobile, mais ses deux extrémités antérieures et postérieures sont ouvertes ;

– dans un dernier groupe enfin, seule l’extrémité antérieure est ouverte, et c’est là où la construction est la plus complexe…./….

Les méthodes de construction.

Pour en revenir à ces espèces de Phryganes à constructions plus simples, Hanna (1960) distingue plusieurs techniques, mais qui ne constituent notons-le bien, que le schéma de base sur lequel va jouer le comportement dans ce qu’il a de plus complexe :

Ainsi rencontre t-on d’abord la méthode du tunnel, où la larve commence par rassembler un tas de débris végétaux et rampe au-dessous ; la méthode de la plaque dorsale , de la plaque ventrale et du carré où l’animal fabrique les uns après les autres ces différents éléments de construction ; la méthode de la ceinture et du T : la larve rassemble un tas de matériaux divers et s’en fait une sorte de ceinture ; ou bien les assemble avec de la soie en forme de T ; enfin la méthode du creusement où la larve, s’étant enfoncée dans le sol jusqu’au thorax, construit ensuite seulement un anneau autour de son thorax.

 La sélection du matériel.

Beaucoup d’espèces gardent le même matériel qui leur a servi au début de leur vie larvaire ; d’autres en changent. Chez une espèce particulièrement étudiée, Molana angustata, les grains de sable qui sont utilisés pour le fourreau vont être choisis selon leur taille, leur forme et leur poids, mais la taille constitue le caractère le plus important. Molanna préfère ce qui est léger et plat, et refuse ce qui est lourd, rugueux ou épais. Le temps de sélection est variable, de quelques secondes à une minute. Il existe même une préférence pour certaines formes, car si on présente à Molanna des fragments de coquilles d’œufs ronds ou carrés, mais de taille comparable, elle va préférer presque exclusivement pour le plafond du fourreau des plaques arrondies. Ou bien, si on lui donne des morceaux de coquille de deux dimensions, le toit est fait de gros morceaux et le plancher de petits.

Dans une autre expérience où l’on utilise une autre espèce, Neuronia postica, apparaissent des possibilités de manipulation tout à fait inattendues. On distribue à la larve à la fois de petits cailloux de la taille des grains de sable et de fragments d’aiguille de pin, matériaux que la larve n’utilise pas d’habitude, car elle leur préfère des débris végétaux aplatis. Elle refuse même obstinément le sable s’il est seul. Pour la plupart des larves, la distribution en même temps que le sable, de fragments d’aiguille de pin n’améliore pas l’acceptation. Mais quelques larves pourtant vont commencer alors une construction singulière : elles relient des brindilles avec de la soie ; les brindilles étant disposées très irrégulièrement, les unes perpendiculaires et les autres parallèles à la longueur de la larve (d’autres espèces de phryganes savent utiliser les brindilles et les placent très régulièrement dans le sens de la longueur). Les larves collent ensuite des grains de sable au-dessus, puis sur les côtés des brins parallèles, et enfin au-dessus. Si bien qu’on obtient à la fin un cylindre de soie sur lequel sont collés des grains de sable. Le plus étonnant est qu’alors les larves enlèvent les brindilles comme un échafaudage dont elles ne voudraient plus !

Or, si l’on donne à ces mêmes larves uniquement des brindilles, elles ne construisent pas de fourreau, pas plus que si on leur donne seulement du sable. Reste évidemment le problème de l’apprentissage. Les larves apprennent-elles à faire un fourreau ? Il ne le semble pas, ou alors l’apprentissage est très rapide car le fourreau des larves très jeunes est déjà fort bien exécuté. Toutefois, certains auteurs ont signalé la possibilité de perfectionnement lorsque la larve devient plus âgée.

 Les phases de la construction.

Selon Dembowski, les grains de sable sont d’abord choisis un à un par les pattes antérieures et saisis par les pièces buccales. Puis, la larve, qui s’était mise en extension pour saisir le grain, se retire, en le tenant toujours, vers le tube en construction. Elle le met alors en place dans le réseau de soie qui forme le substrat de l’édifice. La première période dure en moyenne neuf secondes, la deuxième dix et la troisième trente secondes. Mais il ne s’agit que de moyennes et ces périodes sont en réalité très variables : par exemple, la larve peut ou bien saisir et placer d’emblée un grain de sable, ou au contraire en laisser tomber cinq ou six avant d’en adopter un. Lorsque le tube a atteint sa taille définitive, la larve se retourne et enlève sa partie postérieure, puis elle la reconstruit à neuf. Après quoi survient une phase de repos ; enfin, la larve tapisse de soie, l’intérieur du tube. Ce n’est qu’ensuite qu’elle entreprendra (dans le cas de Molanna) la construction des ailes, en sortant à moitié de son abri.

 Le comportement et les réparations sont variables.

 C’est le point le plus important. Notons d’abord que la zone antérieure est la seule à être activement réparée, et les réparations à la zone postérieure paraissent bien plus difficiles et sont beaucoup plus lentes ; parfois même la larve les néglige et se contente de boucher d’un tampon de soie les trous pratiqués par l’expérimentateur. Si l’on enlève les deux tiers antérieurs la larve va construire un nouveau fourreau en s’appuyant sur le tiers postérieur, qui sera rejeté ensuite. Même un petit trou rond pratiqué dans le milieu du fourreau peut être réparé : la larve le garnit d’abord de soie puis y colle des débris minéraux très irrégulièrement disposés.

Demboswki cite un exemple tout à fait étonnant d’adaptation aux circonstances inhabituelles : il avait placé la Phrygane et son fourreau dans un cristallisoir sans aucun matériau de construction et il enleva alors une partie du plafond du fourreau. Après quelque temps, il constata la régénération de la partie enlevée à l’aide de matériel prélevé en d’autres parties du fourreau…

On peut voir un phénomène plus étonnant encore, s’il n’y a pas assez de matériel dans le cristallisoir pour confectionner le fourreau (ce qui ne peut se produire qu’au laboratoire, mais non dans la nature). Alors, la larve utilise les parois du vase pour pallier l’insuffisance des matériaux. Mais vient-on à distribuer à ces larves un supplément de grains de sable, alors on les voit réaliser une construction plus normale, puis couper les amarres et déplacer la construction comme d’habitude.

Denis a bien remarqué que le « comportement de chaque individu n’est jamais exactement semblable à celui de l’un ou de l’autre de ses congénères ». Des séquences sont échangées, raccourcies ou omises, par exemple au cours de la reconstruction de la ceinture. De plus, au cours de la reconstruction, lorsqu’on a expulsé une larve de son fourreau, l’animal qui entreprend une nouvelle construction «  se conduit d’une façon soit identique soit différente de celle qu’il a adoptée la première fois et, si on expulse les animaux plusieurs  fois de l’abri qu’ils sont en train de rebâtir, ils peuvent utiliser successivement différentes méthodes pour reconstituer les fondations du fourreau » (Denis).

 Les possibilités de changement s’étendent aux relais nerveux.

 Hansell, qui a étudié une espèce différente, Silo pallipes, a montré qu’il existait une série de mouvements caractéristiques qui précèdent le choix d’une particule et son insertion dans le fourreau. D’abord le grattage (scratching) où l’animal tâte avec les pattes antérieures et mésothoraciques la particule en la faisant mouvoir rapidement et en y appliquant ses pièces buccales. Enfin, l’insertion dans le fourreau où la larve tenant toujours la particule entre plusieurs pattes, se met sur le dos et l’insère dans le toit du fourreau. Il est certain, comme Hansell l’a démontré, que les palpations correspondent à une estimation de la taille de la particule. Mais le plus étonnant est que l’amputation d’une paire de pattes, n’importe laquelle, ne change rien au phénomène. Ce n’est donc point une paire de pattes en particulier qui est responsable de l’estimation de taille. Peut-être que le programme de manipulation et d’estimation ne dépend d’aucun geste en particulier, L’ expérience des amputations de Hansell nous amène certainement à une conclusion de ce type.

Il n’est pas d’une utilité essentielle de faire le compte minutieux des gestes de la phrygane construisant son logis puisqu’elle peut changer de gestes à volonté.