Un sauvage qui au lieu d’être couvert de fourrure

Réaumur, Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, Paris, Imprimerie Royale, 1737.

reaumur-1-w reaumur-2-w reaumur-3-w reaumur-4-wJ’en ai vu souvent qui étoient entiérement couverts de petites coquilles de limaçons aquatiques, d’autres de coquilles de moules bien entières, et dont les deux pièces étoient assemblées. Ces sortes d’habits sont jolis, mais ils sont de plus très singuliers en ce qu’ils sont quelquefois faits d’animaux vivans. Un sauvage qui au lieu d’être couvert de fourrure, le seroit de rats musqués, de taupes, ou d’autres animaux en vies, auroit un habillement bien extraordinaire : tel est en quelque sorte celui de nos teignes.

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Si l’on retire peu à peu une de ces teignes de son fourreau, ou si on l’en tire brusquement , ayant saisi l’instant où elle n’y étoit pas cramponnée, je veux dire que si on en retire une sans la blesser & sans avoir dérangé son fourreau, lorsqu’on met ensuite ce fourreau auprès d’elle, elle y rentre sans façon la tête la première. Elle n’est pas aussi imbécile que les teignes de la plupart des autres espèces, qui ne connoissent plus leur habit dès qu’elles en sont une fois sorties, & qui aiment mieux s’en faire un neuf que de vêtir une seconde fois celui dont on les a dépouillées, quoiqu’on l’ait laissé en très-bon état à leur disposition. L’ouverture antérieure est la seule par laquelle la teigne aquatique puisse rentrer dans son tuyau ; la postérieure a moins de diamètre que son corps : dès qu’elle y entre la tête la première ; elle y est dans une position renversée ; mais le fourreau est assés large pour qu’elle puisse se retourner dedans bout pour bout. J’ai vû une teigne faire sortir sa tête & ses jambes par cette ouverture par laquelle je l’avois vû rentrer la veille dans ce même fourreau, d’où je l’avois retirée un peu auparavant.
Si elles rentrent volontiers dans leurs fourreaux, ce n’est pas qu’elles soient paresseuses à s’en faire de neufs ; mais il leur est encore plus commode de se servir de celui qui est tout fait, que de commencer à travailler sur nouveaux frais ; c’est une nécessité pourtant dans laquelle j’en ai mis plusieurs : j’ai voulu les voir à l’ouvrage. Ce fut au commencement d’Avril que j’en vis une pour a première fois, se commencer un habit. Après l’avoir dépouillée du sien, je la mis dans un poudrier de verre avec divers morceaux de feuiles qui avoient été macérées dans l’eau ; en moins d’une heure elle fut couverte de différens fragmens de ces feuilles ; en moins d’une heure elle eut un fourreau neuf : il est vrai qu’il étoit asses informe, qu’il ne sembloit fait que de mauvais haillons & peu solidement attachés ensemble.L ‘insecte transportait pourtant tout cet assemblage par-tout où il alloit, & son corps en étoit enveloppé de toutes parts.
La bonne volonté pour le travail, que j’avois trouvée à cette teigne, fit que je n’hésitai pas à la dépouiller une seconde fois ; le poudrier, quoique de verre, ne m’avoit pas permis devoir asses à mon gré toutes ses manœuvres. La seconde fois je la mis nuë dans un vase où il m’étoit plus aisé de l’observer, je la mis dans une soucoupe à caffé d’une terre blanche : je ne remplis même d’eau qu’à moitié cette soucoupe ; j’eus soin de jetter dans l’eau quantité de brins de foins, de paille & de bois qui n’avoient au plus que deux à trois lignes de longueur. Elle resta pendant près de trois quarts d’heure à marcher dans l’eau, à tâter les petits bâtons, les brins de paille, sans se déterminer à en faire usage. Ils ne lui convenoient pas apparemment pour un ouvrage qui devoit être fait à la hâte ; peut-être les trouvoit-elle trop légers, l’eau ne les avoit pas imbibés. Car nous avons déjà remarqué qu’il y auroit autant d’inconvénient pour une teigne à avoir un fourreau trop léger, qu’à en avoir un trop pesant. Pour scavoir donc si c’étoit faute de matériaux convenables que la teigne nuë ne se mettoit pas sérieusement à l’ouvrage, je dépiécai les deux habits dont je l’avois tiré, j’en jetai les morceaux dans l’eau ; quelques-uns surnagèrent, & quelques autres allèrent à fond. Je jetai encore dans le vase divers autres fragmens de feuilles ; je ne fus pas long-temps alors à voir que la teigne avoit ce qu’il lui falloit, & ce qu’elle avoit cherché inutilement jusques-là. Après avoir tâté les fragmens de feuilles, elle s’arrêta sur un qui étoit tombé au fond de l’eau, & qui n’avoit guerres moins de longueur que son corps, mais qui avoit beaucoup plus de largeur que le corps n’avoit de diamètre ; elle élevoit alors & abaissoit alternativement sa partie postérieure, faisant jouer les aigrettes de filets qui étoient dessus. Mais c’étoit la tête qui étoit en grande action ; avec ses dents ou serres, elle coupa quelques portions du morceau de feuille près du bout dont elle étoit le plus proche. Elle parut ensuite s’appliquer sur la surface de ce morceau de feuile,la frotter en quelques endroits. La tête s’avança ensuite, par-delà les bords de ce grand morceau, comme pour chercher ; elle y trouva un nouveau morceau de feuille, & sur le champ elle en coupa un petit fragment ; & retournant en arrière, elle le porta sur celui sur lequel son corps étoit étendu ; elle l’y posa presque de chan, c’est-à-dire, de maniére que le plan du petit fragment étoit presque perpendiculaire à celui du grand morceau. La tête alloit ensuite toucher alternativement l’un & l’autre de ces morceaux ; & après plusieurs mouvements de tête pareils, le petit frgament se trouva attaché sur le grand ; d’où il paroît que dans chaque mouvement de tête le bout d’un fil avait été collé contre une des deux pièces. Mais quoique l’eau fût claire, & qu‘elle eût peu de profondeur, je ne pouvois, même à la loupe, voir des fils dont l’existence étoit prouvé par leur effet. La teigne chercha ensuite un nouveau fragment de feuille qu’elle eut bien-tôt trouvé ; elle le colla encore contre le premier ou le plus grand, mais du côté opposé à celui où elle avoit collé le second. Continuant ainsi d’hacher des morceaux de feuille, elle continua aussi de les attacher, soit à la grande pièce, soit aux petites ; & enfin dans peu de temps elle parvint à faire une portion de fourreau capable de couvrir sa partie antérieure. Bientôt, en répétant le même manége, elle étendit le fourreau & le mit en état de couvrir grossièrement tout son corps. Ce n’était pourtant encore là, à proprement parler que le bâtis d’un fourreau ; toutes les pièces tenoient peu semble, elles laissoient des vuides entr’elles mais la teigne étoit en état de les fortifier & de les mieux travailler. Elle pouvoit l’emporter par-tout où elle alloit. Il étoit trop large, son corps flottont dedans. Pour le réduire à un diamètre plus convenable, je vis qu’après avoir coupé un petit morceau de feuille, elle le faisoit passer sous quelques-uns de ceux qui étoient assemblés, elle le faisoit glisser en-dedans du fourreau où elle l’assujettissoit ensuite. C’est une manœuvre qu’elle répéta plusieurs fois. Il y avoit des endroits où les morceaux de feuille ne se touchoient pas, & où il étoit resté de petits vuides qui laissoient voir le corps de l’insecte, il rapportoit & attachoit une petite piece sur chacun de ces endroits. Outre les feuilles plattes, j’avois mis dans la soûcoupe où étoit cette teigne, une branche d’une plante aquatique dont les feuilles sont presque rondes, elles n’ont guerres plus de diamètre qu’une épingle ordinaire, & elles l’égalent en longueur. La teigne coupa plusieurs morceaux de ces feuilles. Pour en couper un, elle n’avoit que deux ou trois coups de dents à donner, elle détachoit d’abord la pointe de la feuille come quelque chose d’inutile, puis elle alloit la couper auprès de son pédicule, & transportoit sur le champ cette pièce longue & étroite. Elle en attacha quelques-uns sur le fourreau, elle en plaça d’autres autour de son ouverture antérieure, qui s’y croisoient d’une manière que nous avons expliquée cy-devant. Enfin quand tous les dehors du fourreau eurent la forme, la solidité & les dimensions que la teigne leur vouloit, elle travailla aux dedans, c’est-à-dire, qu’elle fila pour tapisser l’intérieur du logement d’un tuyau de soie bien solide, & qui jusques-là n’avoit été qu’ébauché. J’ai vû depuis plusieurs fois des teignes de la même espèce, travailler, soit à se faire des habits neufs, soit à allonger les leurs, soit à les fortifier, soit à y adjoûter des pièces, tantôt pour les alléger, tantôt pour les appesantir dans les endroits où ils étoient ou trop pesants ou trop légers, & tantôt pour les mieux lester ;tout ce qu’elles ont pû me faire voir, revenoit à quelqu’une des manœuvres de la teigne que nous venons de suivre.

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