Henri de La Blanchère, Oncle Tobie : le pêcheur, Paris, Hachette, 1870.
Tenez, regardez au fond de l’eau sur cette petite plage de sable. Ne voyez-vous pas de petits morceaux de bois qui marchent doucement et en cahotant aux moindres aspérités ?
– Si, bon oncle. Il me semble que j’aperçois de petites pattes noires se mouvoir en avant.
– Bravo ! bravo ! mon cher René. Voilà ce que je désirais ; c’est te voir observer pour tout de bon, remonter ainsi de l’effet à la cause et me montrer que tu sais voir à ton tour et tout seul ! très-bien, cela ! Evidemment ; tu t’es dit : ces petits morceaux de bois ne marchent pas tout seuls ; examinons donc du côté qui va en avant, et tu as vu les pattes de l’animal qui le font mouvoir.
– Quels sont ces animaux ?
– Comment tu ne reconnais pas les portefaix ou cherfaix que j’ai employé à la pêche quelque fois en ta présence, et qui t’amusaient tant dans la boîte de fer-blanc où je les avais enfermés ?
– Tiens, c’est vrai, je n’y pensais plus , ce sont eux.
– Oui cher enfant. Mais ce que tu ne sais pas non plus, c’est que ces portefaix sont les larves d’un névroptères qui ressemble un peu à l’éphémère, à la demoiselle, si tu veux, mais qui a ses quatre ailes grises, ternes et semblables à celle d’un papillon de nuit. On le nomme la phrygane. Les larves que tu vois ont le talent d’agglutiner, au moyen de soie qu’elles filent une certaine quantité de matériaux dont elles se forment un habit, une demeure, qui défend leur abdomen mou et désarmé, mais en même temps, qu’elles sont obligées de traîner partout avec elles. Quand elles veulent marcher, – et il faut bien qu’elles le fassent pour chasser, car elles sont carnassières,-elles sortent seulement leur tête et leur corselet, qui est cuirassé et fort dur, et auquel sont attachées leurs six pattes. Une fois les six pattes sorties, elles s’en servent pour s’accrocher au sol et tirer après leur maison.
– Tiens, que c’est drôle !
– Le plus drôle, comme tu dis, c’est que chaque espèce de phrygane provient d’une larve, s’un portefaix, qui fait sa maison d’une manière différente. Les unes emploient pour se former leur habitation, des feuilles collées dans le sens de leur longueur, ce qui leur constitue une élégante robe à volants découpés, n’y laissant par devant qu’une ouverture juste assez grande pour que le propriétaire passe sa tête et ses épaules. D’autres font usage de morceaux de roseaux coupés à une longueur convenable, ou encore d’herbe, de paille, de bois, etc., reconnaissant tout d’abord avec soin, la valeur, la propriété de chaque morceau avant de le cimenter avec les précédents, et ayant généralement soin de placer en avant ou au-dessous, un morceau plus long que les autres, sans doute pour éclairer le chemin ou pour défendre l’entrée du logis.
– Dieu ! que tout cela est extraordinaire !
– Attends, cher enfant, pour t’étonner. Une autre phrygane tisse ensemble un paquet de feuilles aquatiques et en forme une boulette arrondie qu’elle attache à un jonc et dans laquelle elle installe sa demeure, préférant rester stationnaire, à traîner partout son tonneau, comme Diogène, de cynique mémoire !
« Quelques-uns de ces singuliers architectes aquatiques ne font leur habit que de coquilles de petits limaçons d’eau douce,- que l’on nomme des planorbes,- et se forment ainsi une grotte mobile de coquillages. C’est qu’au lieu de choisir des coquilles vides, la phrygane n’y regarde pas de si près ; elle prend ce qu’elle trouve à s apportée, tant pis si le propriétaire de la coquille l’habite encore ! et c’est précisément ce qui arrive ! Les planorbes qui forment cette redingote de nouvelle espèce sont habitées et bien vivantes, de sorte qu’elles sont forcées de suivre le maître qu’elles habillent, sans souci de leur propre volonté. Les pauvres animaux ont perdu tout libre arbitre !
« Une des phryganes les plus ingénieuse et pas commode d’exécution. Le problème en effet, est celui-ci : construire, avec ces matériaux, un tube à peu près de la grosseur d’une forte paille, mais dont l’intérieur soit lisse, parfaitement uni et arrondi. Comment t’y prendrais-tu, toi, avec de petites pierres irrégulières, anguleuses et de toutes les formes possibles ? Te voilà bien embarrassé ! Le problème te semble, – comme à moi, du reste,- au premier abord insoluble, et tu ne prendrais même pas la peine de l’essayer ? Que serait-ce donc si je te faisais part de la seconde condition de ce problème ! Non- seulement il faut que l’intérieur du tuyau se prête à une habitation confortable, mais il est nécessaire que le mur extérieur ne présente pas d’aspérités trop considérables, car s’il était hérissé d’angles saillants, la marche du propriétaire deviendrait très difficile, sinon impossible, au fond du ruisseau. Eh bien ! le petit architecte parvient à résoudre, à tourner toutes les impossibilités, avec une patience vraiment digne de la plus grande admiration !
– Bah ! s’écria Georges, moi je trouve qu’il est très-bête ! puisque les pierres sont si difficiles à arranger en habillement, pourquoi ne prend-il pas autre chose ?
– Pourquoi ?…Pourquoi ? La question est plus facile à poser qu’à résoudre. Pourquoi chaque animal a-t-il reçu de la nature tel instinct plutôt que tel autre ? Sans doute, parce que tel instinct résulte de ses facultés ou plutôt des besoins de ses organes. Quoi qu’il en soit, on peut essayer de répondre à ta question en te faisant remarquer que ce choix de matériaux que tu trouves bête est au contraire, des plus judicieux. En effet, les espèces dont nous parlons vivent dans des courants d’eau rapides et assez forts. Elles seraient certainement entrainées si le poids de leur maison, et peut-être son adhérence aux grains de sable du fond, ne les retenait. Ce n’est donc pas si bête que tu le crois !
-tu as raison, oncle Tobie. Dieu en sait plus que nous en donnant autant d’esprit à des petites créatures semblables.
– Ce n’est pas tout encore, ces portefaix-là sont de très-habiles équilibristes, et il est hors de doute qu’ils savent peser les matériaux qu’ils emploient.
– Ah ! par exemple, oncle Tobie, tu te moques de nous ! Avec quoi veux-tu qu’ils les pèsent. Est-ce qu’ils ont des balances pour cela ? Dis ?
– Je ne sais pas si les larves des phryganes ont des balances, mes enfants, mais je vous répète qu’elles savent le poids des objets qui sont autour d’elles, qu’elles ont la notion exacte de ce qui est plus lourd que l’eau et plus léger qu’elle, et je le prouve.
– Ecoutons !
– Parmi les phryganes habillées de sable, on en a vu qui, ayant fait leur maison en sable trop fin en trop petites pierres, et sentant leur case emportée par l’eau, y ont attaché,-alors que le travail était presque fini, – une pierre plus grosse pour servir de lest. Donc, elle savait que le courant était plus fort que le poids de sa maison et qu’il fallait équilibrer ce dernier, et elle savait en outre, avec quoi et comment résoudre ce problème. Donc elle connaît la pesanteur… donc elle sait que la pierre est plus lourde que tout autre corps autour d’elle raisonne, puisqu’elle compare et tire une conclusion !..
– Oh ! cher oncle !
– Attends un peu avant de parler !.. Tu viens de voir la larve bien vulgaire d’un chétif insecte qui alourdit sa maison pour la rendre stable, je vais t’en montrer une autre qui l’allège pour la rendre portative.
– Par exemple, c’est trop fort, oncle Tobie !
– Patience ! tu vas voir On s’est assuré par l’observation directe que, quand le propriétaire d’un étui lui trouvait une trop grande pesanteur spécifique et ne pouvait pas le promener commodément avec lui, il allait chercher un petit morceau de bois léger, un brin de paille creuse qu’il attachait au-dessus de sa maison pour la soulever, la soutenir et la rendre plus portative. Est-ce assez intéressant ?
– Vraiment cher oncle, c’est merveilleux. Quoi, ces pauvres petites créatures qui passent obscurément leur vie au fond du ruisseau, sont douées du raisonnement dont nous nous enorgueillissons ?
– Ces petites créatures, aux yeux du Créateur, ont leur importance, mon cher René, souviens-toi, d’ailleurs de cette vérité :
Rien n’est petit dans la nature ! »