Richard Dawkins, The Selfish Gene, Oxford University Press, 1976, (Le gène égoïste, trad. fr. Laura Ovion, Paris, Odile Jacob, 1996).
Les mouches phryganes sont des insectes d un marron gris assez indéfinissable que la plupart d’entre nous ne remarquent pas, car elles volent plutôt maladroitement au-dessus des rivières quand elles sont adultes. Mais, avant de le devenir, elles subissent une longue métamorphose et leurs larves marchent dans le lit des rivières .Les larves de phryganes ne sont rien d autres qu’insignifiantes. Pourtant, elles font partie des créatures terrestres les plus remarquables. Utilisant un ciment qu’elles fabriquent elles-mêmes, elles se construisent adroitement des maisons tubulaires à l’aide de matériaux qu’elles recueillent dans le lit du ruisseau. La maison est mobile, bougeant avec les phryganes comme la coquille d un escargot ou d un bernard-l’hermite, sauf que l’animal la construit au lieu de la produire ou de la trouver. Certaines espèces utilisent des bâtons comme matériaux de construction, d’autres des fragments de feuilles mortes, d’autres de petites coquilles d’escargots. Mais les plus impressionnantes des maisons de phryganes sont peut-être celles qui sont construites avec de la pierre locale. La phrygane choisit ses pierres avec soin, rejetant celles qui sont trop grandes ou trop petites par rapport au trou existant dans la paroi, faisant même tourner chaque pierre jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement ajustée.
Pourquoi cela nous impressionne-t-il tant ? Si nous nous efforçons de prendre du recul, nous devrions être plus impressionnes par l’œil de la phrygane ou l ‘articulation de son coude que par l ‘architecture modeste de sa maison de pierre. Apres tout, l’œil et l’articulation du coude sont beaucoup plus compliques et « élaborés » que la maison.
Cependant c’est peut-être parce que l’œil et l’articulation du coude se développent de la même façon que notre œil ou notre coude, que nous sommes, de façon tout à fait illogique, plus impressionnes par un processus de construction pour lequel, lorsque nous sommes dans le sein de nos mères, nous n’en revendiquons pas le crédit.
Apres une telle digression, je ne peux résister à la tentation d’aller plus loin. Impressionnes comme nous le sommes par la maison de la phrygane, nous le sommes pourtant moins, et cela de manière tout à fait paradoxale, que nous ne le serions par des réalisations équivalentes faites par des animaux plus proches de nous. Imaginez les gros titres des journaux si un biologiste marin découvrait une espèce de dauphins capable de produire de grands filets de pêche à larges mailles, d’un diamètre équivalent à la longueur de vingt dauphins mis bout à bout ! Pourtant, nous considérons que les toiles d’araignées constituent un phénomène normal et qu’elles représentent une nuisance dans une maison plutôt qu’une des merveilles du monde. Et pensez à l’enthousiasme démesure que cela produirait si Jane revenait du fleuve Gombe avec des photos de chimpanzés sauvages construisant leurs propres maisons, avec des toits solides, une isolation correcte grâce à des matériaux constitues de pierres soigneusement choisies, bien ajustées et cimentées ! Les larves de phryganes, qui font justement cela, ne soulèvent pourtant qu’un intérêt passager. On dit parfois, comme pour se défendre de ce comportement à deux vitesses, que les phryganes et les araignées réalisent leurs prouesses par « instinct ». Mais alors quoi ? D’une certaine façon, cela les rend encore plus impressionnantes.
Revenons au cœur de notre sujet. La maison de la phrygane, comme nul ne peut en douter, est une adaptation née de la sélection darwinienne. Elle a dû être favorisée par la sélection, de même que, par exemple, la dure coquille des homards. Il s’agit d’une couverture de protection pour le corps. En tant que telle, elle est bénéfique à tout l’organisme et à l’ensemble de ses gènes. Mais nous avons appris par nous-mêmes à considérer les bénéfices dont jouit l’organisme comme des coïncidences, évolutionnairement parlant. Les bénéfices réellement importants sont ceux dont jouissent les gènes qui donnent à la coquille ses propriétés protectrices. Dans le cas du homard, il s’agit d’un fait connu. Il est évident que la coquille du homard fait partie de son corps. Mais qu’en est-il pour la maison de la phrygane ?
La sélection naturelle a favorisé les gènes ancestraux des phryganes en s’arrangeant pour que leurs possesseurs construisent des maisons efficaces. Les gènes ont travaillé sur le comportement, certainement en influençant le développement embryonnaire du système nerveux. Mais ce qu’un généticien voudrait vraiment voir, c’est l’effet des gènes sur la forme et les autres caractéristiques des maisons. Le généticien devrait reconnaître les gènes « chargés » de la forme des maisons dans un sens aussi précis que pour les gènes chargés par exemple, de la forme des jambes. Il est admis que personne n’a vraiment étudié la génétique des maisons des phryganes. Le faire équivaudrait à enregistrer les pedigrees de phryganes nées en captivité, et leur élevage est difficile : Mais il n’y a pas à étudier la génétique pour être sûr qu’il existe un gène de ce type, ou au moins qu’il y eut un jour des gènes qui influencèrent les différences entre les maisons des phryganes. Tout ce dont vous avez besoin, c’est d’une bonne raison de croire que les maisons des phryganes sont une adaptation darwinienne. Dans ce cas, il y a eu nécessairement des gènes contrôlant les variations dans les maisons des phryganes, car la sélection ne peut produire des adaptations à moins qu’il n’y ait des différences héréditaires parmi lesquelles il faille choisir.
Bien que les généticiens puissent penser qu’il s’agit d’une idée étrange, il est sensé de parler de gènes contrôlant la forme de la pierre, sa taille, sa dureté, etc. Tout généticien qui conteste ce langage doit, pour être conséquent, éviter de parler tout le temps de gènes destinées à contrôler la couleur des yeux, de gènes permettant la flétrissure des petits pois, etc. Une des raisons pour lesquelles cette idée pourrait sembler étrange dans le cas des pierres c’est que celles-ci ne constituent pas un matériau vivant. De plus, l’influence des gènes sur les propriétés de la pierre semble assez indirecte. Un généticien pourrait rétorquer que l’influence directe des gènes prend sa source dans le système nerveux, alors qu’en fait leur pouvoir se limite à une synthèse protéique. L’influence d’un gène sur un système ou, en ce qui nous concerne, sur la couleur des yeux et/ou sur le processus de flétrissement du petit pois, est toujours indirecte. Le gène détermine une séquence protéique qui influence X qui influence Y qui influence Z qui influence ensuite le flétrissement de la graine ou le montage cellulaire du système nerveux.
La maison des phryganes n’est qu’une extension de ce type de séquence. La dureté de la pierre représente un effet phénotypique étendu des gènes de la phrygane. S’il est légitime de dire qu’un gène affecte le flétrissement d’un petit pois ou le système nerveux d’un animal (tous les généticiens le pensent), alors il doit l’être aussi de dire qu’un gène affecte la dureté des pierres dans une maison de phrygane. Etonnant, n’est-ce pas ? Pourtant ce raisonnement est imparable.