Chanoine C.H. de Labonnefon, Croquis Entomologiques, Paris, Maison de la Bonne Presse, 1923, p. 54-57.
J’imagine que ces bohémiens dont les bandes parcourent nos campagnes, sur lesquelles elles prélèvent trop souvent une dîme d’autant plus lourde qu’elle est moins volontaire, doivent trouver un charme tout particulier à changer ainsi sans cesse de région. Ils s’en vont, trainant avec eux tout ce qu’ils possèdent, y compris la maison. Si j’étais riche, je voudrais, moi aussi un palais automobile bien confortable qui me permettrait de changer de pays, suivant mes goûts et suivant la température sans avoir à changer d’hôtel. Vraiment, j’envie ces nomades, mais ils n’ont pas le mérite de l’invention. Tout est dans la nature, et , longtemps avant eux, il ne manquait pas d’insectes qui savaient se construire des maisons ambulantes.
Je ne parle pas des mollusques ; naissant avec leurs coquilles, ils n’ont pas plus de mérite que l’agneau qui naît avec sa jolie toison bien fine et bien blanche. Je ne parle pas du pagure, ce bernard-l’hermite, à l’aspect d’une écrevisse, mais , qui n’ayant pas su recouvrir son gros ventre de la carapace de ce crustacé, est obligé de loger son arrière- train dans une coquille ébréchée, veuve de son propriétaire.
Le modèle du bohème, je le trouve dans les eaux dormantes à fond plus ou moins vaseux, encombré de menus roseaux. C’est la larve d’insectes de l’ordre des névroptères. Les savants les appellent je crois des limnophilus. Leur nom général est phrygane, qui signifie fagot ; mais le monde des pêcheurs en eau douce, qui connaît fort bien la bestiole dont il amorce souvent ses lignes, lui a donné le nom symbolique de portefaix.
Rien n’est plus curieux que de voir au fond d’une eau claire ces petits tas informes de brindilles menues ou de coquillages minuscules. Cela s’anime tout à coup sans motif apparent, le paquet grimpe le long de la tige d’une plante aquatique, il reste immobile à la surface de l’eau, come un bâton flottant, puis s’enfonce subitement à la moindre apparence de danger. Y a-t-il là un mystère ou sorcellerie ? Voyez de plus près, le sorcier est notre phrygane dont la tête et les pattes, d’un noir verdâtre, émergent un peu du fagot. Le mystère est élucidé, le fagot marche, mais il ne marche pas tout seul, c’est le nomade qui tire sa maison.
Sa demeure ambulante est sans élégance mais, telle qu’elle est, elle est commode, et l’insecte, pour la construire, a fait preuve d’un instinct merveilleux. Les matériaux sont très variés ; tout ce qui offre une résistance suffisante pourra servir à la bâtisse, à condition toutefois que le poids ne soit pas trop fort. Pour traîner sa demeure, le propriétaire sera le cheval ; en personne bien avisée, il fera la voiture légère.
Les œufs que pondent les femelles de phryganes sont renfermés dans des capsules gélatineuses qui se gonflent dans l’eau et s’attachent aux pierres. On y aperçoit au travers la petite larve comme une cheville sans pieds. Elle éclot bientôt et ressemble à un bout de fil noir. Un moment après l’éclosion, les pattes, jusque-là invisibles, s’allongent tout à coup ; elles vont être indispensables. A peine sortie de sa prison, la petite bête sait quels terribles danger la menacent : larves de libellules ou de dytique, poissons voraces, il y a des ennemis de tous les côtés. Sans doute elle pourrait se cacher sous une petite pierre, une racine suffirait à la dissimuler. Mais il faudrait rester stationnaire, ne jamais sortir de la forteresse improvisée, et alors comment voir du pays ? On fera une maison ambulante, la partie grassouillette et tentante de l’abdomen sera toujours à l’abri ; la tête et les pattes recouvertes d’une enveloppe chitineuse et dure pourront rester à la fenêtre sans trop de risques, on pourra jouir un peu de la liberté et du beau soleil. Et si l’ennemi se présente, on s’enfoncera dans la maison.
J’avais à la campagne un bel aquarium vitré d’une glace très épaisse et contenant près de deux hectolitres d’eau. Un petit jet d’eau entretenait, au moins à la surface, un léger courant et donnait au liquide les globules d’air qui manquent le plus souvent à ces sortes d’appareils. Les plantes aquatiques poussaient à merveille et tout ce qui grouille au fond des mares y vivait à son aise. Le soir une forte lampe à réflecteur envoyait ses rayons jusqu’aux recoins les plus cachés des rocailles, et comme en face d’une vue de cinéma sans fin, il était facile de suivre dans leurs ébats toutes les bestioles qui ne paraissaient du reste pas le moins du monde gênées par la lumière artificielle. Que d’amis et de curieux sont venus passer des heures après leur dîner pour voir, sans se lasser, mollement étendus dans un bon fauteuil, les merveilles inconnues du fond des eaux !
C’est là qu’il m’a été donné de suivre bien des fois la phrygane depuis sa naissance jusqu’à l’éclosion de l’adulte.
Chez les jeunes, la maison débute par une sorte de vannerie rustique. Des tronçons de radicelles rigides, décortiqués par les eaux, seront les matériaux employés. Un berceau est bien suffisant quand on et tout petit. La petite larve se fait d’abord, avec quelques fils de soie, une toute petite ceinture. Puis à l’aide de ses mandibules, elle débite les radicelles en baguettes droites de quelques millimètres de long et les fixe une à une sur le rebord de sa ceinture. Dès qu’une solive est coupée, elle la saisit avec les pattes de devant, la maintient à sa place, et un fil de soie l’attache aussitôt. Une seconde baguette est mise à côté de la même façon, et, tout en tournant à l’intérieur de la bâtisse, « comme un ouvrier construit une cheminée d’usine » (1), elle élève ainsi en spirale son petit fagot. Elle pirouette dans son étui. Elle y prend sans aucune difficulté la position nécessaire pour que la filière se trouve bien en face de la pièce à consolider. La petite bête a aussi constamment devant elle, à la portée de ses outils, l’emplacement où doivent se fixer les matériaux. Quand le morceau est solidement attaché, elle tourne encore d’une longueur équivalente qui est à peu près le cinquième de la circonférence, ce qui fait que l’intérieur affecte le plus souvent la forme d’un polygone irrégulier.
L’extérieur devrait aussi présenter le même aspect géométrique come l’alvéolé de l’abeille, mais il faudrait pour cela que les matériaux soient toujours semblables et symétriquement placés. Or il serait difficile de trouver dans les radicelles des tronçons toujours égaux de forme et de calibre. Et puis, lorsqu’on veut se cacher, on tâche autant que possible d’imiter la nature. La larve carnassière du dytique bordé, passant près du petit tas informe, n’y prendra peut-être pas garde, tandis que s’il était trop bien fait le chasseur serait peut-être capable d’y deviner un artisan et d’en faire sa proie.
Ce n’est pas là que le bastion du jeune âge. Une fascine informe dont les madriers débordent de tous côtés n’est pas facile à transporte, elle s’accroche partout ; le propriétaire s’en défera bientôt. Il a grandi quelque peu, il sera plus fort, et abandonnant sa vannerie aquatique, il se fera charpentier. La demeure est d’ailleurs devenue trop petite, l’artisan l’avait faite à sa taille. Va-t-il sortir de sa maison pour en construire une autre ? Ce serait imprudent. Un étage nouveau serait ajouté à l’ancien et l’ouvrier lui donnera un aspect moins apprêté encore qu’a celui du début.
Il y de tout dans cette friperie nouvelle : fragments de brindilles brunies sous l’eau, débris de joncs, éclats de bois, lopins d’écorces, menus coquillages, graines de plantes aquatiques ! tout cela est mêlé comme un amas informe, produit par le courant de l’eau.
Quand la nouvelle maison sera construite, la partie lui ayant servi de base sera coupée et abandonnée comme une vieille défroque. L’étage inférieur, devenu trop étroit, ne serait plus qu’une charge embarrassante. Il ne manquait pas d’une certaine élégance avec ses fines baguettes, en apparence empilées sans ordre et présentant quand même un aspect uniforme. Comment se fait-il donc, que, le constructeur ayant grandi, il soit devenu moins habile ? Entre les deux devis aucun degré de transition. Sur le panier du jeune âge, l’artiste a élevé un informe monceau ; ce serait à croire qu’ils n’ont pas une origine commune. Est-ce à dire que notre insecte est incapable de faire mieux ? Non, à côté de ces fagots hirsutes on en trouve d’autres qui sont très élégants. Tout dépend des matériaux : l’artisan veut aller vite, il emploie tout ce qui se trouve à sa portée pourvu que cela ne soit pas trop lourd. De là vient ce mélange disparate. Mais, s’il est placé par hasard, au moment où il veut construire, auprès de menus coquillages, il se fait alors un palais qui a toutes les délicatesses de la marqueterie. On y trouve non seulement tous les menus crustacés aquatiques, mais encore les coquillages terrestres entrainés par une inondations ; tels que des maillots, des hélices minuscules et des bulines, autant d’hôtes des prairies.
Il n’est pas difficile d’obtenir des coques de phryganes plus curieuses encore. Procurez-vous, au mois de juin, quelques tubes habités par cet insecte. En l’attaquant doucement par le derrière de sa maison, vous l’en ferez sortir sans le blesser. Placez-le dans un verre à boire rempli d’eau ; celui-ci, par sa faible capacité, vous rendra l’observation plus facile. Quelques heures plus tard lorsque sa frayeur sera passée, la larve s’empressera de ce bâtir une nouvelle demeure. Elle emploiera pour cela tout ce que vous voudrez bien lui fournir. J’en connais une espèce qui, plus stationnaire, ne dédaigne pas les corps durs, je lui ai fait adopter un jour une infinité de petites perles de verre qui donnèrent à sa demeure l’aspect bariolé d’un superbe habit d’arlequin.
Mais si vous voulez obtenir un résultat satisfaisant, ne lui donnez rien qui surnage. L’animal travaille au fond de l’eau, c’est là seulement qu’il prendra ses matériaux de construction, il faut donc que ces matériaux s’enfoncent d’eux-mêmes, sans être pour cela trop lourds. La maison terminée, son propriétaire saura bien la faire remonter à la surface quand il lui plaira, nous le verrons tout à l’heure.
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Lorsque l’insecte veut monter à la surface, il grimpe le long d’un appui quelconque, puis étant à fleur d’eau, il présente à l’air la partie de son étui qui correspond à l’arrière de son corps ; par une contraction d’arrière en avant comme le ferait le piston d’une pompe, il attire dans son fourreau une bulle d’air. Il peut alors lâcher sans crainte son support, la maison est devenue nacelle et voguera au gré du matelot, jusqu’au moment où le piston ayant chassé la bulle d’air, il redescendra au fond du liquide.
Mais pourquoi ai-je appelé le fourreau des phryganes une maison ambulante ? Il ne manque pas d’insectes qui, à l’état de larves, se fabriquent des fourreaux de soie, de brindilles, d’étoffe, de poils d’animaux. La psychée graminelle, la teigne des draps et des fourrures par exemple, n’ont-elles pas, elles aussi, des maisons ambulantes et ne doivent-elles pas être classées parmi les bohémiens avec leur roulotte ? Non, ces derniers ont des habits et non des maisons, ce qui est tout différent. Ils tissent en mêlant des matériaux étrangers au produit de leur filière, des vêtements qu’ils agrandiront quand cela sera nécessaire, mais qu’ils ne quitteront jamais.
Mes phryganes au contraire, se servent de leur fagot comme d’une maison, et n’hésitent pas à l’abandonner lorsqu‘un danger les menace. Ou même, lorsqu’on les laisse trop longtemps hors de l’eau, elles se dépouillent pour mieux fuir…/…
Ainsi donc, la maison est assaillie par des cambrioleurs, elle est exposée à un danger quelconque, le propriétaire s’empresse de l’abandonner. En construire une autre sera l’affaire de quelques heures.