Emmanuel Lemaout, Le jardin des plantes, Description complète historique et pittoresque du Muséum d’Histoire Naturelle, 2° partie, Paris, Curmer, 1843, p. 423-426.
Si vous allez, au mois de mai, fureter, en vrai naturaliste, au bord des petites rivières, des ruisseaux peu rapides, des étangs ou des mares, vous ne tarderez pas à rencontrer, parmi les sables et les gazons du rivage, de petits tuyaux presque cylindriques, ayant six à dix lignes de longueur, ouverts par leurs deux extrémités, et revêtus à l’extérieur de fétus de paille et de jonc, de fragments de feuilles, de bûchettes de bois, de grains de sable, de menus cailloux et de petites coquilles d’eau douce : tous ces corps sont agglutinés sans ordre autour de l’étui, vous remarquerez que le gros bout de l’étui est largement ouvert, tandis que l’autre extrémité n’est percée que d’un petit trou rond pratiqué dans une plaque transparente, dont le tissus est une soie à mailles serrées. Si vous ouvrez cet étui dans sa longueur, vous verrez que sa paroi intérieure est un fourreau de soie très fine. Voulez-vous connaître l’origine et l’usage de ces singuliers tuyaux : explorez avec un peu de patience les eaux dormantes près desquelles vous vous trouvez, vous en trouverez quelques-uns, au fond de l’eau et même à la surface, qui se meuvent avec assez de vitesse : prenez-en un, vous reconnaîtrez qu’il est habité par un animal dont la tête et les pattes sortent par la grosse extrémité, et se ramassent à la moindre alarme dans la cavité du tuyau. Pour connaître la structure de cet animal aquatique, il faut le retirer peu à peu de sa maison ; mais souvent il résiste et se cramponne à l’intérieur, et vous serez forcé de l’arracher de force, au risque de le disloquer, il vaut donc mieux, pour avoir la larve bien saine, fendre en long le haut de son tube avec des ciseaux : vous voyez alors un Ver a six pattes, dont la tête écailleuse est munie de mandibules fortes, le corps est durci en douze anneaux ; sur le quatrième qui porte la troisième paire de pattes, sont trois éminences charnues par lesquelles il respire et rejette l’eau, les autres ont de chaque côté des filets assez longs, qui ont quelques analogie avec les branchies des Poissons. Au bout de l’abdomen, sont deux crochets écailleux et bruns, courts mais solides, au moyen desquels l’animal se cramponne contre les parois de sa demeure. Si après avoir examiné votre larve, vous mettez son fourreau près d’elle, elle y rentre lentement, la tête la première, par la plus grosse extrémité attendu que l’extrémité postérieure a moins de diamètre que son corps : puis quelque temps après, elle montrera sa tête à l’orifice de la grosse extrémité, le calibre de son tuyau lui ayant permis de se retourner et de faire volte-face.
Replacez-le maintenant dans son élément, et observez ses allures : elle marche au fond de l’eau, puis monte et descend le long des herbes qui y sont submergés, toujours emportant après elle son fourreau, dont elle ne fait sortir que sa tête et ses pattes. Au premier coup d’œil, vous vous étonnerez qu’un si frêle animal puisse traîner une maison dont le poids et le volume doivent l’embarrasser singulièrement : rappelez-vous nos explications sur la natation, vous comprendrez que ce fourreau doit perdre dans l’eau une quantité de son poids égale au poids de l’eau qu’il déplace ; puis, placez dans l’eau un de ces fourreaux vides, vous verrez qu’il surnagera ; c’est donc plutôt un support qu’un fardeau pour la Frigane, et ce qui le prouve, c’est que la Frigane seule ne peut rester à la surface de l’eau, ni elle, ni la soie qui garnit son étui. Vous en conclurez que la Frigane, ne sachant pas nager, et cependant destinée à vivre dans l’eau, a dû se pourvoir d’un navire dont les matériaux fussent moins denses que le liquide : il fallait toutefois que la différence de densité fût bien peu considérable, car si le fourreau avait été trop léger, l’animal n’aurait pu descendre au fond de l’eau. Or, ces matériaux sont très variés, et choisis de manière à remplir parfaitement les conditions que nous venons d’indiquer. Ce sont des substances végétales toutes plus légères que l’eau, mais lestées à leur tour par de petits grains de sable et de gravier : ce sont aussi des coquilles d’eau douce univalves et bivalves, qui renferment même quelquefois leurs animaux encore vivants, sans que ceux-ci puissent les détacher du singulier cylindre auquel elles sont adhérentes.
La raison finale de ce fourreau, vous la connaissez, mais il s’agit maintenant de savoir par qui et comment il a été construit. Vous présumez déjà que cette maison n’a pas été trouvée toute bâtie par la Frigane, et qu’il a fallu qu’elle en fût elle-même l’architecte : si vous désirez être témoin de ses travaux, placez-la, dépouillée de son enveloppe, dans une soucoupe de terre blanche à demi pleine d’eau ; jetez-y quantité de brins de paille et de bois longs de deux à trois linges. D’abord, la Frigane marchera dans l’eau, et tâtera à plusieurs reprises les petits bâtons et les brins de paille ; mais si tous ces corps surnagent, elle ne les mettra pas en œuvre, et vous comprendrez la cause de cette répugnance en vous rappelant qu’il y a autant d’inconvénient pour elle a avoir un fourreau trop léger qu’a en avoir un trop pesant. Pour vous en convaincre encore mieux, jetez dans le vase des fragments de feuilles et des bûchettes imbibées d’eau avec quelques grains de sable, ou bien encore les débris de son ancienne dépouille, que vous aurez séparés les uns des autres. Dès lors, la Frigane possède les matériaux convenables, et elle va se mettre immédiatement à l’ouvrage. Après avoir tâté les fragments de feuille, elle en choisira un, au fond de l’eau, à peu près de la longueur de son corps ; elle s’étendra sur lui, et vous la verrez élever et abaisser alternativement l’extrémité de son abdomen, en faisant jouer les aigrettes de filets qui le garnissent latéralement ; la tête surtout travaillera activement. Après avoir rogné avec ses mandibules quelques portions du morceau de feuille, elle s’appliquera sur la surface de ce morceau, et le frottera en plusieurs endroits ; puis, avançant la tête sans se déplacer, elle saisira un autre fragment de feuille en coupera une petite pièce, et, retournant en arrière, l’ appliquera de champ, c’est à dire perpendiculairement, contre la feuille sur laquelle son corps était étendu ; sa tête ira ensuite toucher alternativement et à plusieurs reprises l’un et l’autre de ces morceaux, et bientôt le petit fragment se trouvera attaché sur le grand, d’où vous pourrez conclure qu’à la suite de chaque mouvement de tête, le bout d’un fil a été collé contre l’une des deux pièces ; mais quoique l’eau de la soucoupe soit limpide et peu profonde, vous ne pourrez reconnaître l’existence des fils que par leur effet, analogues à celui d’un ciment hydraulique. Bientôt la Frigane cherchera in nouveau fragment de feuille, et le collera encore contre le plus grand, mais du côté opposé à celui où elle avait collé le précédent ; elle continuera ainsi de hacher des piécettes de feuilles et de les attacher soit à la grande pièce, soit aux petites ; enfin, en peu de temps, elle parviendra à faire une portion de fourreau capable de loger sa tête et on corselet ; puis elle l’étendra, et le mettra en état de couvrir grossièrement tout son corps ; mais ce n’est là que le canevas d’un habit : ces pièces tiennent peu ensemble et laissent des vides entre elles ; le fourreau est trop large et son corps flotte dedans. Ici, l’ouvrier va devenir artiste ; vous la verrez couper un petit morceau de feuille, le faire passer sous quelques-uns de ceux qui étaient ensembles, et le glisser ainsi en dedans du fourreau, où il l’assujettira ensuite. Partout où les morceaux de feuille ne se touchent pas, et où il y avait des vides qui laissaient voir le corps de l’Insecte, il rapportera et attachera une petite pièce, puis il coupera proprement les fétus de paille ou les filaments de plantes aquatiques, il en façonnera de petites solives du volume d’une épingle, qu’il attachera longitudinalement le long de son fourreau ; il en placera d’autres en travers, autour de son ouverture antérieure, pour former, en quelque sorte, le collet de son habit, ce qui donnera à l’orifice une figure carrée, ou hexagonale, ou, plus ordinairement, pentagonale ; il encadrera de même l’ouverture postérieure, qui est plus étroite que la première ; puis, il essayera son ouvrage, car il lui importe que son fourreau, qui est à la fois son habit, sa maison, son bateau, soit également lesté partout, et que certaines parties ne soient pas de beaucoup plus légères ou de beaucoup plus pesantes que les autres, sans quoi le tuyau tendrait à prendre dans l’eau d’autres positions que celles qui conviennent à l’Insecte. Si l’équilibre n’est pas complet, votre Frigane va coller de petits fragments de bois, ou de plante, ou de sable, sur les endroits qu’elle sent trop pesants. C’est pour cela que vous voyez tant de petites pièces rapportées sur certains fourreaux ; c’est pour cela qu’il y a quelquefois sur ce fourreau des morceaux de bois d’une grosseur énorme, par rapport aux autres parties ; c’est pour cela que certains fourreaux qui sont recouverts de gravier ou de petits fragments de coquilles, ont de chaque côté une longue attelle de bois.
Rien de plus grossier, de plus baroque que l’extérieur de ce fourreau ; rien de plus riche et de plus élégant que son intérieur. La Frigane, peu soucieuse du choix et de la qualité de l’étoffe dont elle s’est fait un habit, va montrer plus de délicatesse et de sensualité dans la confection de la doublure. Elle filera un tuyau de soie solide et moelleux qui, jusque-là, n’avait été qu’ébauché, et, après quelques heureux de travaux, son équipement étant complet, elle sera en état de naviguer sous l’eau pour y chercher sa nourriture, qui consiste en plantes aquatiques, et peut-être en larves de Libellules et de Tipules.
Pensez-vous que les sept merveilles du monde soient plus curieuse que celles dont vous venez d’être témoin à peu de frais et sans voyage ? Mais ce n’est pas tout encore : la larve de la Frigane vous a déjà montré toute l’habileté du mécanicien ; vous allez voir, dans les préparatifs de sa métamorphose la savante prévoyance du chimiste.