Victor Rendu, Mœurs Pittoresques des Insectes, Paris, Hachette, 1870, p.198-205.
Deux ou trois jours après sa naissance, la larve se file un tuyau de soie et devient ensuite fabricante d’étuis avec les matériaux spéciaux à sa race. Plusieurs genres de Friganes se bâtissent des étuis mobiles ; d’autres, au lieu de fourreaux, se construisent des abris plus ou moins complets, fixés au sol ou à de grosses pierres. Chaque espèce a sa villa de prédilection. Les unes se plaisent dans les eaux courantes, les autres trouvent des eaux stagnantes plus à leur gré ; quelques espèces n’affectionnent que les ruisseaux les plus limpides, et se rencontrent surtout dans les sources. Parmi celles qui choisissent les eaux courantes comme domicile, il y a diversité dans la manière de se gouverner, les uns restent attachées aux herbes du rivage, d’autres circulent au fond de l’eau, plusieurs vivent sous les pierres ; certaines espèces ne se montrent que là où le courant est rapide ; il en est, enfin, qui habitent les fossés et les étangs constamment tranquilles : elles ont alors moins besoin de s’attacher aux herbes et aux pierres ; aussi en voit-on souvent flotter à la surface ou entre deux eaux ; elles ne font, parfois, que se cramponner avec leurs pattes ; parfois aussi, elles relient avec des fils de soie leur fourreau aux corps où elles veulent s’attacher../..
Le fourreau ou l’habit des Friganes est le point le plus intéressant de leur histoire. Le fond en est de soie, et toujours très-régulier ; il consiste en un tuyau cylindrique, plus large à l’avant qu’à l’arrière, souvent un peu arqué, mais toujours parfaitement lisse à l’intérieur. Il n’en est pas de même de sa surface externe, celle-ci est aussi variée de formes, que le sont les matériaux destinés à le recouvrir et à le fortifier. L’élégance et la grâce ne président pas toujours au choix et à l’emploi de la matière première ; mais la larve s’inquiète peu de ce qu’on pensera de son habit ; elle tient, avant tout, à ce qu’il soit tel que les circonstances l’exigent : il faut convenir, toutefois, que, chez plusieurs, il ne laisse pas que d’être fort baroque. On en voit de hérissés comme des porcs-épics ; d’autres, tout à fait déprimés, ressemblent à des robes de chambres flottantes, quelques-uns ont pour étoffe des morceaux de bois diversement contournés, à côté d’autres régulièrement rangés ; plusieurs véritables costumes d’arlequin, sont fabriqués de brins de paille, de morceaux de feuilles, de débris de coquilles et de brindilles bizarrement entrelardés à travers ce marivaudage. Il est néanmoins des habits plus excentriques encore ; Ceux-là portent sur le dos toute une ménagerie vivante, Bulimes, Cyclostomes, Moules, Mollusques aquatiques de toutes sortes, juchés dans toutes les positions imaginables, qui la tête en bas, qui le corps en travers, qui à cheval sur son voisin, tous amarrés les uns aux autres par des cordages de soie. Règle générale, tout objet plongé dans l’eau est apte à s’ajuster aux vêtements des larves; le sable et le gravier eux-mêmes entrent dans leur confection. Plus les matériaux sont uniformes, plus les fourreaux sont réguliers ; plus ils sont hétérogènes, plus leur aspect est bizarre ; l’insecte alors, semble fort mal habillé : on dirait souvent qu’il traîne une série de guenilles. Les fourreaux les plus irréguliers sont ceux qui sont formés de substances végétales. La plupart des larves disposent ces matières longitudinalement avec plus ou moins de symétrie ; certaines espèces emploient des feuilles tout entières ; leur fourreau, nécessairement très-plat, simule un amas de débris de plantes. L’irrégularité qui distingue les étuis de matières végétales pures n’est pas absolue ; plusieurs espèces de Friganes coupent les fragments de feuilles égaux entre eux, et les disposent en hélice d’une façon très-régulière ; chez d’autres, la forme verticillaire ne laisse rien à désirer. La régularité se retrouve enfin, en général, dans une autre catégorie d’étuis herbacés, tels, par exemple, que ceux provenant de matériaux disposés transversalement ; la larve, pour les construire, coupe des brins d’égales longueur, et les plaçant tangentiellement à l’axe soyeux, forme une espèce de prisme à base octogone ou hexagone ; mais si elle ne trouve pas tous ses matériaux d’un égal diamètre, elle ne les rebute pas pour cela ; l’étui, seulement, perd beaucoup de sa régularité : celle-ci est parfaite toutes les fois que le fourreau se compose exclusivement de coquilles.
Parmi les espèces qui fabriquent leurs tuyaux avec des pierres, on observe aussi des formes très-différentes. Les unes se servent de pierres d’une certaine dimension, et les fixent comme en usent les Friganes à l’égard des substances végétales ; leurs étuis sont cylindriques. D’autres donnent la préférence au sable, au gravier ; dans ce cas, le tissus soyeux est plus fort ; les matières minérales, par la rigidité qu’elles lui communiquent, l’empêchent simplement de s’infléchir : ces fourreaux sont, en général, les plus uniformes de tous dans la même espèce, parce que les matériaux employés sont partout les mêmes, ou peu s’en faut : ils sont ordinairement forts, un peu arqués, plus larges à l’extrémité antérieure qu’au bout postérieur ; ils rappellent la forme d’une corne.
Tels sont les principaux types de fourreaux de Friganes. A première vue, il semble que les matières qui entrent dans leur composition doivent les rendre bien lourds. La plupart, en effet, seraient de terribles fardeaux pour l’insecte, s’il était obligé de marcher sur terre ; mais tantôt il chemine sur le fond de l’eau, tantôt il monte et descend à travers l’espace liquide, sur les herbes qui y croissent ; son étui lui coûte peu à porter, parce que les différentes pièces dont il est formé constituent un tout d’une pesanteur à peu près égale à celle de l’eau : l’instinct de la Frigane se manifeste ici avec éclat, il justifie complètement la bigarrure étrange que présente, parfois son habit.
Si l’insecte se montre fort indifférent sur la forme des pièces qui composent son vêtement, il a grand soin, en général, de choisir des matériaux qui aient une pesanteur moindre que celle de l’eau. Il ne sait point nager, et toute sa déambulation se borne à marcher soit sur les pierres, soit sur les plantes ou le gravier qui se trouvent dans l’eau : il lui faut donc des gourdes pour se soutenir. Quand donc il veut marcher, il fait sortir sa tête et la partie antérieure de son corps par l’une des deux ouvertures du fourreau, se cramponne avec ses jambes écailleuses et se tire en avant. On le conçoit, il éprouvera d’autant moins de difficulté à cheminer dans l’eau, que le poids de son corps et celui de son fourreau chargé de diverses pièces, approcheront davantage de celui du milieu où il se trouve. Or, le corps de la larve est plus pesant que l’eau ; elle doit donc chercher à contrebalancer cet excès de pesanteur : voilà pourquoi elle fait choix de matériaux minces et présentant plus de surface que d’épaisseur ; au besoin, elle y ajoute des brins de bois léger pour diminuer leur pesanteur spécifique. Un écueil, ici, est à éviter : il ne faudrait pas que les différentes pièces attachées au fourreau fussent trop légères ; l’insecte aurait alors autant de difficulté à vaincre, en marchant, que si l’étui était trop pesant ; il prévient cet inconvénient en lestant partout également son fourreau, de manière qu’il ne prenne dans l’eau que la position qu’il veut lui donner. Quand donc la larve n’a pas assuré, tout d’abord, à toutes les parties de son étui l’équilibre convenable, elle applique de petits fragments de bois ou de feuilles aux endroits jugés trop pesants ; de là, sur certains fourreaux, les petits morceaux de bois rapportés qu’on y voit ; de là, ces pièces de bois considérables par rapport aux autres matériaux ; de là, encore, ces longs morceaux de bois qui flanquent parfois, de chaque côté, des fourreaux recouverts de sable, de gravier ou de coquilles : le logis de l’insecte paraît alors suspendu entre deux poutres. La forme cylindrique des étuis les met en état de supporter d’assez fortes pressions ; la larve, trop faible pour se défendre, se retire dans sa retraite dès que le danger menace ; dans sa marche, elle traîne son étui derrière elle, le corps à demi découvert ; à la moindre alerte, tête et corselet disparaissent, on ne voit plus rien hors du fourreau.
Sous leur premier état, les Friganes quittent rarement leur étui, il faut une circonstance majeure pour les forcer à sortir momentanément de cet abri protecteur. Elles n’y rentrent pas, du reste, sans précautions ; avant d’en reprendre possession, elles tournent tout autour et l’examinent attentivement ; y flairent-elles quelques embuscades, elles s’en éloignent, toutes prêtes à s’emparer du premier étui vide qu’elles rencontreront, pourvu qu’il ait appartenu à quelqu’un de leur espèce ; s’il est d’une autre forme ou d’une dimension autre que celle du fourreau dont elles sont sorties, elles lui tournent le dos et vont s’en construire un nouveau.
La fabrication de l’étui mérite attention ; il est facile d’assister à ce travail ; il suffit, pour cela, de tirer adroitement la larve de son fourreau et de la placer dans un vase avec des matériaux de construction : on la verra bientôt à l’œuvre.
Supposons, dit Pictet, qu’on fasse l’expérience sur une Frigane qui fabrique son étui avec des pierres, les matériaux sont faciles à trouver : voici ce qui va se passer. La larve, dépouillée de son gite et mise ainsi à nu, se promène, tout d’abord, dans le vase pour reconnaître la place et choisir l’endroit propre à la confection de son étui ; elle prend ensuite deux ou trois pierres plates, assez grandes, et en fait une voûte mince, soutenue par des fils de soie ; elle se gîte dessous. Ce premier travail accompli, elle prend successivement une pierre avec ses pattes et la présente, à l’instar du maçon, de manière qu’elle entre exactement dans les intervalles que laissent entre eux les premiers matériaux, et que sa surface plane soit à l’intérieur. Sa position lui convient-elle, elle l’attache par des fils de soie aux pierres voisines ; ces fils se collent aux pierres et les retiennent ensemble. Même opération à l’égard de chaque pierre ; pendant ce temps, la larve se tient au dedans de son œuvre, et se tourne successivement pour avoir entre ses pattes la pierre qu’il s’agit de poser. La confection complète de l’étui est une affaire de cinq ou six heures ; il est à remarquer que, pendant toute l’opération, la larve sort, le moins possible, de son abri ; elle ne fait que s’allonger un peu en avant pour saisir les pierres dont elle a besoin.
Le mode de fabrication ne change pas, si la larve emploie d’autres matériaux ; l’opération seulement est moins longue, en raison de la plus grande surface des matières végétales. La larve commence presque toujours son étui par la partie postérieure, elle avance ensuite peu à peu ; lorsque le fourreau est trop long, ce qui arrive, parfois, avec des substances herbacées, elle y remédie en en coupant une partie.
Comme toute chose périssable en ce bas monde, l’étui s’use ; pendant toute sa vie, la larve est obligée de le réparer. Au fur et à mesure qu’elle grandit, elle s’allonge et coupe la partie postérieure devenue trop étroite ; certaines espèces qui, dans le jeune âge, fabriquent des étuis de feuilles, les réparent et les allongent avec des pierres et finissent par avoir des étuis entièrement pierreux.