Rodolphe Bonet, Délassements Entomologiques, Paris, L. Roque, 1911, pp. 140-142.
…En effet les organes du vol sont déjà parfaitement reconnaissable sur le dos de la bestiole… Encore quelque temps, sans doute, et de cette chose assez informe, qui n’est plus agitée d’aucune sorte de mouvement, qui n’a plus aucune apparence de vie, s’échappera la phrygane adulte, le névroptère ailé qui, changeant d’élément, passera du fond de l’eau dans l’espace libre pour y vivre, pendant quelques semaines, quelques jours seulement peut-être, d’air, de lumière et d’amour. Je me doute du moins que les choses évolueront ainsi, puisque je sais que la phrygane apparient au même d’ordre d’insectes que la libellule, et qu’à l’état adulte, elle vit comme elle, en la forme ailée, dans le voisinage des eaux. Mais là se bornent mes connaissances, et je ne puis pas m’expliquer encore comment peut s’opérer le passage d’un élément à l’autre. Patience ! le bac peut-être me le dira. En effet, dans la seconde quinzaine de mai, plusieurs jours de suite, lorsque, dès mon lever, je fais ma visite à l’aquarium, je remarque, chaque fois, flottant sur l’eau, une ou plusieurs dépouilles d’insecte, avec tous les organes parfaitement visibles : antennes, pattes, etc., tout y est, excepté l’insecte lui-même. Pas de doute, ceci ne peut être que l’enveloppe nymphale de celles de mes phryganes qui sont écloses pendant la nuit, écloses c’est-à-dire passées de l’état de nymphe à l’état d’adulte. Mais les insectes ne m’ont pas attendu pour se donner de l’air. Où sont-ils maintenant ? Il faudrait pourtant tâcher de saisir l’instant du fugitif d’une transformation aussi merveilleuse, ou tout au moins obliger le névroptère à m’attendre pour que je puisse faire sa connaissance, l’examiner de près et obtenir ainsi peut-être quelque nouveau détail digne d’être noté. Une idée me vient : recouvrir le bac d’une fine toile métallique. Oui ce sera là comme un filet sous lequel la phrygane ailée sortant de l’eau et prenant son essor se trouvera prise. La toile est placée. Et , en effet, dès le lendemain, et aussi les jours suivants, je trouve tantôt une, tantôt plusieurs phryganes adultes agrippées contre les mailles métalliques, dans la posture d’une phalène au repos, et, flottant sur l’eau, autant de dépouilles.L’insecte est parfaitement sec, et prêt à prendre son vol, ainsi qu’il le témoigne dès que je soulève le filet qui le tient captif, et ainsi qu’il le fait dès que je lui en donne la permission. Le mystère est donc maintenant tout expliqué. Comment des profondeurs du bac (0, 20 m environ) où reposent les fourreaux pierreux et les fagots de bûchettes dans lesquels la phrygane a vécu son état de larve et dormi le sommeil de la nymphose, comment me disais-je un insecte ailé et très semblable à première vue à un petit papillon, pourra-t-il remonter à la surface sans se noyer, tout au moins asns se mouiller et se rendre impropre au vol qui est sa destinée finale ? Et cette difficulté, qui me paraissait insurmontable, je la vois résolue avec une ingéniosité dont la présence, remarquée depuis quelques jours des dépouilles nymphales à la surface de l’eau m’avait d’ailleurs déjà donné le pressentiment. ? L’insecte, l’heure physiologique venue, ne se dépouille pas, dans le fourreau même, de son enveloppe nymphale pour en sortir avec son nouveau costume d’adulte, mais il conserve cette enveloppe imperméable qui le recouvre dans tous ses membres, pattes et antennes et tous autres organismes saillants ayant chacun leur gaîne protectrice, jusqu’à ce que la poussée de l’eau l’a fait monter, après sa sortie de l’étui ligneux ou pierreux, du fond à la surface liquide. Là, comme un scaphandrier qui n’a plus besoin de son caoutchouc hermétique, il se déshabille de sa peau de nymphe, qui lui sert encore d’appui, ou mieux de radeau, et se trouve prêt à prendre son essor presque aussitôt et à commencer sa vie aérienne, si différente de l’autre. Est-ce assz merveilleux ! Et ici, comme partout et toujours, en présence de ces témoignages accablants, n’est-il pas pitoyable de voir des esprits réfractaires à l’idée d’une Volonté créatrice, d’une Sagesse souveraine et infinie qui, dès l’origine des choses a tout prévu, tout disposé, tout réglé ?
Après ce coup d’œil d’ensemble sur l’existence des phryganes depuis la naissance du ver jusqu’à l’éclosion de l’adulte, revenons en arrière et entrons dans quelques détails en ce qui touche leur façon de s’habiller et de se nourrir.
De quoi donc vivent-elles à l’état larvaire ?
Je l’ai déjà indiqué, des parties tendres des plantes aquatiques, radicelles ou feuilles de cresson, algues, céleri d’eau, etc… Mais est-ce tout ? Le hasard m’a permis de constater qu’elles sont aussi friandes d’autre chose. Le bac dans lequel je les observe se trouvant placé sous la tonnelle de rosiers qui ombrage ma terrasse, il est arrivé que de jeunes pousses de ces arbustes coupées par le vent, ainsi que quelques-uns de leurs fruits (vous savez, ces petites poires qui portent le nom audacieux de gratte-cul ?) y sont parfois tombés dedans : Or mes phryganes n’ont pas tardé à s’accrocher à ces tendres feuilles, ou même à ces fruits qu’elles ont voracement dévorés, mordant à la pulpe comme font des abeilles sur une pêche trop mûre. Nourriture insolite ? Il le semble au premier abord, mais n’en trouvent-elles pas l’équivalent dans le ruisseau natal en bordure duquel les églantiers ne sont pas rares ? Tout s’explique.Pour ce qui est de la casaque, puisque les phryganes sont, de nécessité vitale, contraintes à passer une bonne partie de leurs temps il est clair qu’elles ne peuvent pas se montrer trop difficiles sur le choix des pièces de rechange. Elles saisissent et elles utilisent, au fur et à mesure des besoins, tout ce qu’elles trouvent où tout ce qui passe à la portée de leurs griffettes.
Aussi, en ne mettant à leur disposition que tels ou tels matériaux, il est loisible de se donner l’amusement de les obliger à s’habiller à notre fantaisie.
Voyons par exemple, celles qui construisent leur fourreau à l’aide de menus graviers. Comme elles trouvent parmi le sable des débris minéraux de toute nature et de toute couleur, c’est déjà une vraie mosaïque et presque un habit d’arlequin que leur costume. Mais vous obtiendrez encore mieux si vous triturez grossièrement à leur intention des grés bleus et rouges, et si vous y mélangez de nombreuses pailletes de mica. Les étuis de vos élèves ne tarderont pas à devenir de charmants bijoux multicolores et étincelants.
Il en est de même des phryganes qui aiment mieux s’habiller de bois que de pierres. Donnez-leur exclusivement des fragments diversement colorés de pailles de chaise par exemple et vous les verrez bientôt dans une tenue tout à fait carnavalesque. Il y aurait encore beaucoup à dire sur les phryganes, car si elles se classent en deux catégories principales : celles qui empruntent les éléments de leur fourreau au règne animal, et celles qui les empruntent au règne minéral, les espèces en sont nombreuses, et dans chacune diffère l’art de se vêtir, et sans doute aussi plus ou moins, la manière de vivre.
Sur ces divers points, je n’ai pas pu pousser assez loin mes observations, dans un premier tête à tête avec ces intéressantes bestioles pour connaître dès à présent tous les secrets de leur existence.
Il faudrait reprendre ces études dans des conditions plus favorables, et particulièrement, séparer en autant d’aquariums distincts toutes les variétés de fourreaux qu’il est possible de recueillir dans les cours d’eau du voisinage.
Je me borne donc à noter que parmi les phryganes fidèles à l’étui végétal, il y en a qui le construisent en disposant les brindilles en long, de façon qu’il ressemble à un petit fagot, tandis que d’autres les disposent en travers et leur donnent ainsi l’apparence d’une étroite et profonde corbeille..
J’ai vu aussi des fourreaux moitié bois et moitié pierres, c’est-à-dire que faits d’abord avec l’un de ces matériaux, ils ont été continués avec l’autre. N’était-ce qu’une pure anomalie ?
Parmi les phryganes à casaque minérale, j’en trouve qui déambulent sur les fonds de sable des ruisseaux et…..