Premières expériences (suite)

Elizabeth Mary Smee,  « The Caddis-worm and its houses», Londres, The Intellectual Observer : Review of Natural History, Microscopic Research and Recreative Science, vol. V,  , Groombridge, juin 1864, p. 307-317.

La phrygane et ses logements

Parmi toutes les sortes de vie animale qui fourmillent avec une telle profusion dans les rivières et les étangs de Grande-Bretagne, il est peu de créatures qui s’avèreront plus intéressantes à observer que ces insectes qui demeurent au fond des eaux lorsqu’ils sont à l’état inachevé de larve. Il en est certains qui sont doublement curieux du fait qu’ils habitent des logements qu’ils ont construits, et dans lesquels on peut les voir se déplacer au fond des étangs ou des rivières. À première vue, il paraît hautement improbable que des larves d’insectes aient la faculté de construire des logements où habiter ; il est pourtant parfaitement vrai que certaines ont ce don, et qu’elles l’emploient si bien que de très belles demeures résultent de leur travail.

Les larves qui sont le sujet de ce mémoire appartiennent au même ordre d’insectes que les libellules, nommément les Neuroptères*, et à la famille des Phryganidés. On les appelle communément phryganes.
Leur corps est, à l’exception de la tête, très doux ; en fait, ils ressemblent en tout au ver de farine. Ils sont dotés de six pattes dont l’usage, nous le verrons, excède le simple déplacement d’un lieu à un autre. Ils ont aussi de fortes mâchoires ou mandibules, et de courtes antennes. À l’extrémité de leur dernier segment se trouvent deux petits crochets qui sont recourbés ou vivement pointés. Ces crochets sont solides ; ils sont la principale arme dont la larve dispose pour défendre sa maison, lui permettant de se replier à l’intérieur et de résister aux attaques de n’importe quel ennemi qui voudrait tenter de la déloger.
Ces étuis ou logements, que les phryganes défendent âprement, sont faits de divers matériaux, dépendant de l’endroit où elles vivent et des substances qu’elles sont en mesure de se procurer. Par exemple, si la phrygane habite des eaux calmes, tels que des étangs où les plantes aquatiques abondent, ou des ruisseaux dont le courant est faible, elle utilisera souvent les feuilles des plantes pour se construire avec ingéniosité une belle demeure confortable. Les feuilles sont arrangées de telle manière qu’il semble que non seulement le confort, mais aussi la beauté de la construction est prise en compte. Il est tout à fait curieux de voir ces créatures se déplacer au fond des eaux, emboîtées dans ces logements verts, auxquels est souvent fixé un morceau de bois ou un caillou pour les empêcher de remonter à la surface. Il arrive qu’on en voie une demi-douzaine en même temps, et chacune présente une légère différence répondant au goût et au confort du ver. Il faut préciser qu’une fois le logement achevé, la tête et les pattes de la larve sont ses seules parties visibles, le reste du corps se trouvant inséré dans son domicile. Mais ces logements verts ne sont qu’une des sortes qu’on peut trouver dans les eaux calmes. D’autres demeures sont faites de gravier, parfois aussi fin que du sable, et d’autres encore sont entièrement faites de brindilles, leur longueur et leur taille variant beaucoup.
Dans les ruisseaux rapides, comme les étuis faits de feuilles ou de petits cailloux seraient rapidement entraînés par le courant, les matériaux utilisés sont plus solides et plus lourds. Dans ces ruisseaux, les étuis faits de gravier sont plus grands et plus pesants.
Une des plus curieuses sortes d’étuis ou logement est celle qui est entièrement constituée de coquilles de créatures vivant dans le même ruisseau que les phryganes. Ces étuis s’avèrent souvent construits avec des coquilles de Planorbes, un petit escargot, qui sont disposées de manière très grotesque. Souvent, les mollusques continuent à vivre à l’intérieur des coquilles dont la phrygane a fait sa demeure, et quand elle se déplace elle les transporte, sans doute à leur détriment.
Telles sont les sortes les plus fréquentes d’étuis de phrygane qu’on puisse trouver dans les rivières et les étangs de Grande-Bretagne. Mais il ne s’ensuit pas forcément que les phryganes sont incapables de les fabriquer avec d’autres types de matériaux que ceux qu’elles trouvent dans les eaux où elles vivent. En fait, elles sont capables d’employer des substances variées, même si leur capacité de construction a des limites en fonction du matériau et de ses formes. Je m’en suis aperçu lors d’expériences que j’ai réalisées avec les créatures elles-mêmes. Ayant éprouvé un vif intérêt à voir ces phryganes se déplacer au fond de l’eau avec le logement qu’elles s’étaient construit, je n’ai pu résister au désir de tout savoir sur elles.
On a remarqué que lorsque la phrygane est ôtée de son étui et placée dans un petit récipient d’eau contenant les matériaux avec lesquels on souhaite qu’elle en forme un autre, la larve se construira un nouveau logement avec ces matériaux, s’ils n’excèdent pas les limites de ses capacités.
Aussitôt que les phryganes se retrouvent nues, dépourvues d’abri, elles se mettent à en construire un avec les matériaux qui leur sont fournis, ne s’arrêtant pas tant que la majeure partie de leur corps n’est pas protégée.
Du verre teinté, lorsqu’il est brisé en minuscules éclats, fait un étui extrêmement joli. Les couleurs peuvent être séparées ou mélangées, l’étui reste aussi beau. La phrygane construit très rapidement au moyen de ce verre pilé. En fait, j’ai plusieurs fois constaté que les étuis en verre étaient construits plus rapidement que lorsqu’on fournit d’autres substances. J’ignore pourquoi, mais le verre est particulièrement adapté au mode de construction des phryganes. Si l’on souhaite un étui dans un matériau plus raffiné que le verre, il s’avère que l’améthyste ou le quartz fumé convient parfaitement. Reste que si les phryganes sont capables de construire avec ces deux types de minéraux, j’ai observé qu’elles y mettent toujours plus de temps.
La cornaline, l’agate et l’onyx peuvent aussi être employés, et donnent des étuis de très belle apparence, surtout lorsqu’ils sont utilisés séparément. Avec le corail la phrygane se fait une demeure grandiose, mais comme le matériau est lourd, il faut prendre soin de choisir les parties les plus fines des tiges de corail. Du marbre brisé en minuscules fragments peut être employé avec succès par les phryganes. Des coquillages, du nacre, pilés en petits morceaux, ou de minuscules coquilles, sont rapidement transformés en logements par les larves.
J’ai obtenu des étuis en copeaux de laiton, ainsi qu’en feuille d’or ou d’argent. Avec ces deux derniers matériaux, les vers éprouvent d’énormes difficultés, car ils sont incapables d’attraper séparément des fragments de feuille d’or ou d’argent, et sont obligés de s’enrouler à l’intérieur de façon irrégulière.
Un autre matériau susceptible de servir pour les étuis est la coralline. Cette substance forme de très curieux logements. J’en ai obtenu avec des morceaux de l’algue morte, ou plutôt lorsqu’il n’en reste plus que le squelette. Les morceaux en sont blanchis et sont agencés de telle manière que l’étui semble avoir été fabriqué par un vannier plutôt que par une larve.
Un étui à l’aspect encore plus étonnant est celui qui est fait à partir de dents brisées d’un peigne en écaille de tortue. Si on les donne à un ver, on verra qu’il les assemble de façon croisée, ce qui fait ressembler son logement à une haie hérissée de picots. Il est étonnant qu’une telle diversité de formes puisse exister dans ces étuis de phryganes. Car qu’est-ce qui peut être plus dissemblable que des étuis faits de fragments de dents de peigne ou de morceau de coralline squelettique. Le plus extraordinaire est que le même ver peut aussi bien construire un étui tressé comme un panier qu’un autre à l’allure de haie aux picots dressés. En fait, si une phrygane est capable de se fabriquer un logement à partir de l’une ou l’autre substance, elle est aussi en mesure de le faire à partir de n’importe quel matériau. J’ai vérifié cette capacité en donnant à une phrygane un certain type de matériau, et une fois qu’elle en a eu fini, je l’ai retiré de son logement et lui fournissant une substance différente à travailler. Elle s’est aussitôt mise à construire avec plus de facilité qu’avec le précédent matériau, pourtant d’une nature radicalement différente.
Bien que ces merveilleuses phryganes soient capables de se construire des logements d’une grande variété de structures, tous les matériaux ne leur conviennent pas. Elles sont incapables d’utiliser tout ce qui existe dans une certaine forme. Par exemple, bien que le verre leur soit un matériau aisé, si sa forme est ronde et sa surface lisse comme celle d’une petite perle, la phrygane se montrera incapable de se construire un étui. Les éclats de verre brisé sont toujours anguleux et ne présentent alors aucune difficulté pour les larves. Généralisant, je puis affirmer que non seulement les perles, mais tout objet aux formes arrondies et à la surface lisse ne leur convient pas, tandis que les matériaux présentant des angles et des courbes sont parfaits pour l’usage qu’ils en font.
Il est aussi des substances dont l’odeur qu’elles dégagent les rend impropres. Ces matières odorantes sont très nuisibles aux vers, car elles les stupéfient complètement, jusqu’à pouvoir causer leur mort. Si des éclats de pin sont placés dans un récipient, les phryganes qui s’y trouvent sont bientôt paralysées, et mourront si elles ne sont rapidement repêchées. Cette stupeur est causée par la térébenthine présente en grande quantité dans le pin.
Les ardoises sont un autre matériau que les phryganes sont incapables d’employer. J’attribue cela à la même cause : l’odeur. Dans ce cas, toutefois, la substance ne cause aucun préjudice physique aux vers. Le même obstacle surgit avec le charbon et la brique.
Bien que de nombreuses matières métalliques puissent être employées par les phryganes, il en est quelques-unes dont elles ne peuvent rien faire, comme le plomb et le cuivre. J’ai plusieurs fois tenté d’amener une phrygane à utiliser ces derniers matériaux, toujours en vain : les vers essayaient de construire avec, mais n’y parvenaient jamais.
Il s’avère par ailleurs que si une phrygane se montre incapable de construire avec un matériau qui lui est fourni, aucun autre spécimen n’y parviendra. On peut essayer avec autant de phrygane qu’on veut, le résultat sera le même.
On a établi que le poids des étuis dépend du lieu où vivent les larves, puisque plus le courant est rapide, plus le logement doit être lourd.
Lorsqu’une phrygane est ôtée de son étui, la surface de son corps est entièrement couverte de fines bulles d’air. Si elle est alors placée dans une eau courante, elle rejoint rapidement la surface où elle flotte, et finit par mourir d’épuisement dans sa lutte pour rejoindre le fond.
Ayant vu l’utilité des étuis pour les phryganes, abordons la manière dont elles sont construites. C’est un spectacle intéressant que de les observer en plein travail. Le ver commence par rassembler plusieurs morceaux de la substance qu’il désire utiliser. Après quoi il les cimente vaguement, comme pour faire les fondations de la structure à venir. Ces premières pièces sont toujours rejetées avant l’achèvement de l’édifice. Le ciment qu’utilise la phrygane pour lier les éléments de sa maison est une sécrétion qui sort de sa bouche. Il permet de fixer parfaitement les différents éléments. Ce ciment remplit la même fonction que le mortier utilisé par le maçon. Les fondations posées, la phrygane poursuit en levant avec ses pattes un morceau du matériau. Elle le tourne dans tous les sens de façon à vérifier qu’il convient, ou bien à trouver le côté qui s’adaptera le mieux à l’endroit où il sera fixé. Si le morceau répond à toutes les conditions requises, il est cimenté à la place qui lui est assignée par cette sécrétion qui, je l’ai dit, sort de sa bouche. S’il ne convient pas, il est aussitôt rejeté, et le ver en attrape un autre de la même façon. Il arrive qu’il soit obligé de prendre plusieurs morceaux avant de tomber sur celui qui convient. Ce qui rend sa tâche extrêmement fastidieuse. Avec des pattes aussi minces, il semble merveilleux que cette créature soit capable d’attraper les morceaux qu’elle prend, particulièrement les plus lourds, ce qui est le cas lorsqu’elle habite des eaux vives. Dans ces lieux, les matériaux sont principalement de grosses pierres, ou d’épais morceaux de bois, qui ne peuvent que rendre la construction très laborieuse. Le travail se poursuit de la même manière jusqu’à ce qu’elle ait réussi à se doter d’un logement à son goût. Quand il est terminé, le corps de la phrygane se glisse à l’intérieur, à l’exception de sa tête et de ses pattes, mais ces derniers peuvent aussi rentrer dans la construction, soit pour leur plaisir, soit pour s’abriter à la vue d’un danger.
Les phryganes sont excessivement attachées aux demeures qu’elles se donnent tant de mal à construire, et on ne peut les en priver sans une fort sentiment de gêne. Elles se raccrochent à l’extrémité de leur logement au moyen de ces deux petits crochets dont nous avons parlé, et grâce auxquels elles peuvent mettre au défi n’importe quel ennemi qui voudrait les déshabiller de leur fourreau. Lorsque la phrygane s’est accrochée à son étui, elle préfère souvent se laisser déchirer en deux plutôt que de se voir délogée. Cette résistance obstinée pose évidemment problème lorsqu’on souhaite qu’elle construise un autre étui.
Mais il s’avère que la phrygane rampera d’elle-même hors de son logement, si on l’irrite légèrement au moyen d’une aiguille introduite à l’extrémité de son étui. De cette manière, le ver aussi bien que l’étui ne risque ni dommage ni blessure.
Les phryganes sont donc capables de faire plus d’un étui, lorsque les précédents sont détruits. Lorsque j’ai fait des expériences sur elles, j’ai constaté que cinq semble le plus grand nombre qu’on puisse obtenir de la même. Le dernier était à peine moins solidement cimenté que le premier. Après avoir été retirées de leur cinquième étui, les phryganes, invariablement, s’enterraient sous le tas de matériaux qui leur était fourni sans essayer de se fabriquer un nouveau logement. Il semble que les sécrétions utilisées pour en cimenter les parties étaient épuisées et ne pouvaient plus être produites. Mais si cinq reste le plus grand nombre que j’ai obtenu, il n’est pas impossible qu’avec des vers capturés dès leur éclosion, des expériences démontrent qu’ils sont capables d’en construire davantage. Il est également fréquent qu’ils n’arrivent pas jusqu’à cinq.
J’ai observé de jeunes phryganes, à peine écloses, se mettre à construire leur minuscule maison dès le début de janvier. Comme elles sont très petites, les seuls matériaux qu’elles ont capables d’utiliser sont parmi les plus fins, comme le sable, car avec de objets plus gros ou plus lourds, elles n’auraient pas la force de les soulever avec leurs minuscules pattes. Leur croissance les oblige à agrandir leur logement, toujours construisant jusqu’à ce qu’elles cessent de grandir. Mais je n’ai pas pu observer jusqu’à présent de quelle manière elles augmentent la circonférence de leur fourreau.
Le temps que prend une phrygane pour construire un étui varie beaucoup. Avec certaines substances, elle met deux fois plus de temps et d’énergie qu’avec d’autres. Car avec certains matériaux le travail est achevé en vingt-quatre heures environ, tandis que d’autres lui prennent une semaine. On a déjà noté que les étuis faits avec du verre, du jais, des coquillages ou du marbre, étaient plus rapides à construire que ceux en améthyste, en quartz fumé ou en corail. Un temps bref est toujours suffisant au début de la saison ; il augmente lorsque la période approche pour la larve de passer au stade de pupe.
Si l’on souhaite garder des phryganes afin de les observer en train de construire leur étui, il est conseillé de laisser à chaque larve un espace séparé pour travailler. Elles se querellent si facilement que si vous ôtez plusieurs vers de leur fourreau et les placez ensemble dans un récipient d’eau contenant des matériaux, vous vous apercevrez qu’au lieu de commencer à construire, ils vont se lancer dans une bataille à mort dont la violence ne cessera que lorsque le plus fort sera venu à bout de tous les autres. Après seulement, le survivant se mettra à son logement, comme si de rien n’était. Le mieux est de laisser chaque phrygane disposer d’un petit pot d’eau de rivière pour elle seule, avec les substances correspondant à l’étui à construire. L’eau sera changée quotidiennement, de façon que les phryganes disposent toujours d’oxygène, et aussi à ce que les matériaux restent brillants et propres.
Lorsque les larves sont sur le point de devenir pupes, leur activité diminue de plus en plus, jusqu’au moment où elles retirent entièrement leur tête et leurs pattes à l’intérieur de leur étui, et demeurent dans un état de complet sommeil avant leur dernière transformation, lorsqu’elles font exploser leur étui et atteignent la surface de l’eau sous leur nouvelle et glorieuse forme de papillons parfaits. Elles sèchent leurs ailes et rasent la surface des eaux, leur instinct les amenant à accomplir leur nouvelle carrière comme si elles avaient connu toute leur vie ce mode d’existence.
La période où cette transformation a lieu de la larve en papillon ne tombe pas toujours au même moment dans les différentes parties du pays. Dans le sud de l’Angleterre, cela se produit en général au milieu du mois de mai.
Le papillon est de couleur brune. Il possède quatre ailes d’égale longueur, qui ressemblent beaucoup à un filet. Au repos, les ailes sont repliées longitudinalement. Le papillon se tient toujours près des eaux. À tous les stades de son existence, ses grands ennemis sont la truite et autres poissons qui le dévorent facilement. La truite mange même l’étui avec la larve. Même si elle les préfère grandement sans les cailloux ou les brindilles, comme elle les considère comme des morceaux de choix, larve et étuis constituent des appâts mortels aux yeux des pêcheurs.
Mais les larves sont aussi rapaces que les truites. Elles ont un appétit formidable au regard de leur taille. J’ai observé que si elles n’étaient pas satisfaites, le manque de nourriture les empêchait d’accomplir leur ultime transformation et qu’elles mouraient à l’état de pupe. Quand j’ai gardé ces créatures, je les ai nourries avec des morceaux de viande crue qu’elles saisissaient précipitamment entre mes doigts et dévoraient avec voracité. Cela me surprenait toujours de voir comment de si petits animaux se débrouillaient pour venir à bout d’un plat. Elles mangeaient aussi des mouches domestiques, les ailes, les pattes et la tête étant seules rejetées. Mais la viande cuisinée, aucune phrygane n’y aurait touché, aussi affamée soit-elle. Ce n’est qu’à l’état de larve que les phryganes sont aussi carnivores. Dans les ruisseaux, leur nourriture est constituée des nombreuses créatures qui y vivent, comme les insectes, polypes, mollusques ; elles ont même la réputation de manger les œufs des truites. Mais si l’on considère l’enveloppe tannée et la rondeur lisse de l’œuf, les problèmes qu’elles doivent poser aux phryganes m’incitent à mettre en doute qu’elles puissent leur causer des dommages. J’ai placé des œufs de truite dans le même récipient que des phryganes, je n’ai jamais constaté qu’elles en aient mangés, ni incorporés dans leur étui. J’ai par contre été témoin de leur rapacité vis-à-vis des autres créatures mentionnées. Les mollusques semblent être considérés par elles comme un met délicat, à en juger par la quantité qu’elles consomment lorsqu’elles en ont l’occasion. Je rapporterai une anecdote qui le prouve, montrant aussi de quelle manière j’ai découvert leur rapacité.
J’avais quelques moules de rivière de la famille des Mytilaceæ et de l’espèce Dreissena polymorpha. Elles m’avaient été données comme des curiosités et je les avais déposées dans un aquarium contenant, entre autres, des phryganes. Très rapidement, j’ai été mortifiée de découvrir qu’un grand nombre de mes moules étaient mortes, comme je l’ai d’abord pensé, bien que ne trouvant aucune trace de leur cadavre, la coquille étant restée ouverte et propre. Cet état de choses a duré quelques jours, les coquilles, ou plutôt leurs habitants, disparaissant d’une façon des plus mystérieuses et inexplicables ; jusqu’à ce qu’un jour, je surprenne une phrygane se diriger délibérément vers l’une des moules, dont les orifices respiratoires sortaient de la coquille en partie ouverte, les moules se plaisant dans la belle eau claire de mon aquarium, sans songer qu’un danger était si près d’elle.
Aussitôt que la phrygane fut arrivée à proximité de la moule, elle s’empara des orifices dépassant de la coquille qui lui servent à respirer, et se mit à dévorer la pauvre créature. Elle commença par la partie qu’elle avait saisie, puis continua sa destruction jusqu’à ce que la coquille, ou plutôt les deux valves que possède une moule, fussent entièrement vidées. J’ai aussi surpris d’autres phryganes dévorant d’autres sortes de moules, de la même manière que je viens de décrire.
Les moules en question sont originaires du nord et de l’est de l’Europe. Elles ont été découvertes en Angleterre en 1824, dans des docks de commerce de Londres, et l’on a supposé qu’elles avaient été apportées avec du bois de construction*. Elles ont été transportées dans la rivière Lea, puis se sont répandues dans les réservoirs et même les conduites d’eau de la New River Company dans les Green Lanes. Leur fertilité en a presque fait une nuisance, et je suggèrerai discrètement à la New River Company d’introduire des phryganes dans leurs réservoirs comme un moyen d’extermination.
Malgré tout ce qui a été dit sur la variété des structures d’étuis de phryganes, il faut garder à l’esprit qu’aussi grandes puissent sembler les différences d’un logement à l’autre, comme entre ceux en vannerie et ceux faits avec des fragments d’écailles de tortue, l’agencement global de ces étuis est toujours identique. Par exemple, si on les compare, on s’apercevra que tous les étuis ont la même forme, celle d’un tube, et qu’on trouve la même surface lisse à l’intérieur de ces logements. La seule véritable différence concerne la façon dont les matériaux sont disposés, et non la conception d’ensemble. Cette conception est fournie par l’instinct, qui est implanté par la nature dans l’organisation des créatures, et qui les amène à construire des étuis d’une telle uniformité de plan qu’on peut dire, comme l’a fait Gilbert White dans sa Natural History of Selborne pour un cas analogue, que « Le Dieu de la Nature est leur guide secret ». Aussitôt qu’une créature éclot, elle se met à construire un logement sans s’appuyer sur aucune expérience ni aucun savoir, sans même avoir besoin d’apprendre, et dont la structure est aussi parfaite que si elle en avait l’expérience la plus étendue et le savoir le plus précis, et le même plan de construction sera observé dans tous les cas. L’instinct ne résulte pas d’opérations de l’esprit ; il est implanté dans les créatures comme une partie de leur organisation, et il fait qu’elles agissent selon l’idée qui a été implantée. Pour ce qui est du choix de chaque élément de construction, la phrygane est guidée par l’adaptation particulière de chaque pièce à son but, et elle agit dans ce cadre aussi bien que le ferait un homme dans des circonstances similaires. Si la conception de l’étui est clairement instinctive, le choix des matériaux est aussi raisonné que ferait un homme dans les mêmes conditions.
J’ai tenté dans ces pages des décrire simplement les principales caractéristiques de ce merveilleux instinct que possèdent les larves de cet ordre d’insectes communément appelé phryganes. Les faits que j’ai mentionnés ont tous été confirmés par des expériences. Comme je l’ai dit au début de cet article, ces expériences ont été menées avec le seul désir de connaître les facultés de ces curieuses créatures. Mais je reste convaincue qu’on peut en apprendre davantage sur elles, et c’est dans l’espoir que d’autres pourront s’intéresser au même sujet que j’ai écrit ce compte rendu, qui relate ce que j’ai moi-même appris au cours d’observations faites sur des créatures recueillies dans les ruisseaux de notre jardin à Wallington. Ce qui j’ai fait avec beaucoup d’amusement, dois-je à peine ajouter. Si quelqu’un désire en savoir plus sur ces créatures, qu’il se livre sur elles à des expériences. Au mois d’avril, il trouvera les phryganes en pleine activité dans les rivières, s’affairant à construire leurs étuis de diverses formes.
(Traduit de l’anglais par Jacques Demarcq)

Légendes de la planche
Fig. 1. Étui trouvé dans une rivière au faible courant. Il est fait de petits cailloux attachés sur une longue tige de bois, qui équilibre le poids des cailloux.
Fig. 2. Étui trouvé dans des eaux vives. Il est plus lourd que le précédent.
Fig. 3. Étui construit par une larve retirée de son logement précédent à laquelle des dents de peigne en écaille de tortue ont été fournis.
Fig. 4. Étui pris dans une rivière au courant modéré. Il est formé de coquilles de planorbes et autres.
Fig. 5. Étui fait de jais. La même larve a construit cinq étuis avec le même matériau.
Fig. 6. Étui fait de limaille de cuivre.
Fig. 7. Étui fait de brins de corail rouge et blanc, qui peut être considéré comme lourd.
Fig. 8. Étui fait de verre pilé de différentes couleurs.
Fig. 9. Étui tel que trouvé dans une rivière, fait de petits cailloux et de tiges de bois dont l’une est plus longue que les autres.
Fig. 10. Étui fait de feuilles d’argent.
Fig. 11. Étui pour lequel des morceaux de coralline ont été procurés à la larve. Les pièces en ont été assemblées de telle manière qu’il ressemble beaucoup à un travail de vannerie.
Fig. 12. Étui pour lequel des morceaux d’améthyste ont été procurés à la larve.
Fig. 13. Étui fait d’éclats de quartz fumé.
Fig. 14. Étui fait de copeaux de saule.
Fig. 15. Étui provenant d’une rivière à petit courant. Il est fait de petits cailloux attachés à deux longues tiges.
Fig. 16. Étui pour lequel du corail rouge a été procuré à la larve. Il ressemble beaucoup à celui fait de corail rouge et blanc.
Fig. 17. Étui fait de verre pilé de couleur verte.
Fig. 18. Étui fait de cornaline.
Fig. 19. Étui fait de coquille brisée.
Fig. 20. Étui trouvé dans une rivière, fait de petits cailloux attachés à une tige.
Fig. 21. Étui tel que trouvé dans une rivière. On remarque un noyau de cerise attaché sur une des faces.
Fig. 22. Étui fait de petits cailloux, auxquels est attachée une longue tige de