Très cher Monsieur

Elizabeth Mary Smee, “The following letter…”, The Annals and Magazine of Natural  History, vol. XII, Third series,  Londres, Taylor and Francis, 1863, p. 399-402.(traduit de l’anglais par Jacques Demarcq)

24 février 1863.- E.W.H. Holdsworth, Esq., président.

 

La lettre suivante, relative aux comportements des larves de phryganes, adressée au Dr Gray par Miss M. E. Smee, a été lue lors de la séance :

 

« 19 février 1863

 

« Très cher Monsieur,

« j’ai pris la liberté de vous envoyer pour examen une boîte contenant des étuis fabriqués par les larves de Phryganes, larves que j’ai collectées dans la partie du Wandle qui coule dans notre jardin à Wallington.

« J’ai constaté, examinant ces étuis naturels, qu’ils sont faits de différents matériaux. Par exemple, certains sont constitués de petits cailloux finement collés ensemble, d’autres de brindilles, d’autres encore de brindilles et de cailloux. D’autres encore sont faits de feuilles de plantes aquatiques, et j’ai observé qu’il en est qui sont formés de coquilles d’animaux vivants dans la même rivière.

« Comme je n’avais vu ni entendu parler de ces Phryganes auparavant, j’ai été très étonnée que des créatures ressemblant un peu à des asticots, et vivant au fond d’une rivière, puissent habiter des maisons qu’elles ont bâties, et que ces logements pouvaient autant varier dans leur construction. D’ailleurs, cela m’a tant intéressée que j’ai décidé, dans la mesure du possible, de découvrir les capacités qu’ont ces créatures à former différentes sortes de logements en fonction des circonstances. J’ai surtout désiré savoir si elles peuvent construire des étuis à partir d’autres types de matériaux que ceux existant d’ordinaire dans la rivière où elles vivent.

« Pour vérifier cela, j’ai donc sorti les larves de leur étui naturel, et je leur ai donné divers matériaux à travailler. J’ai constaté qu’elles n’avaient pas les mêmes facilités avec tous les matériaux ; car si avec certains elles formaient assez bien les étuis attendus, avec d’autres elles échouaient complètement.

« Les larves réussissaient bien quand je leur fournissais des morceaux de verre, d’améthyste, de cairn, de cornaline, d’onyx, d’agate, de corail, de coralline, de marbre, de coquille, de jais, de cuivre en copeau, de feuilles d’or ou d’argent, si découpés en menus fragments.

« Quand je leur fournissais des objets ronds, elles échouaient invariablement ; et même après plusieurs essais avec de petites perles de verre et autres billes, je n’ai jamais constaté qu’elles étaient alors capables de former un étui.

« Mais ces Phryganes échouaient à se faire des maisons pour d’autres raisons que celles de la rondeur de l’objet ; car j’ai constaté que si ces créatures se trouvaient au milieu de matériaux ayant une forte odeur, ou contenant un poison, non seulement elles étaient incapables de construire avec, mais le plus souvent les substances s’avéraient fatales pour elles. Quand j’ai essayé avec du bois de pin, mes Phryganes ont été très vite intoxiquées par la térébenthine contenue dans le bois, et souvent elles ne s’en sont pas remises. Avec des morceaux de charbon, de brique ou d’ardoise, elles n’ont jamais réussi à fabriquer un étui, même si ces matériaux n’ont pas causé leur mort. J’ai attribué leur échec à un certain type d’odeur qui pourrait avoir été diffusé par ces divers matériaux. Elles ont également échoué avec des objets peints ou vernis. Certains métaux n’ont pas convenu à leurs constructions, en particulier l’étain, le plomb ou le cuivre. J’ai constaté que si une Phrygane était incapable de faire un étui avec une sorte de matériaux, aucune autre Phrygane ne réussirait, même si je retentais plusieurs fois l’expérience.

« Après qu’une Phrygane avait fait deux ou trois logements, je lui donnais quelque chose de nouveau à travailler, et plusieurs fois je lui ai fourni un matériau totalement différent. Avec ces nouvelles substances, elle réalisait sa construction aussi vite qu’avant, bâtissant sa nouvelle habitation en fonction de la forme des morceaux qu’elle avait à sa disposition.

« Le nombre maximum d’étuis artificiels que j’ai pu obtenir d’une larve de Phrygane a été de cinq, la dernière étant très fragile, ses parties à peine collées ensemble. Après avoir construit autant de maisons, si elles étaient extraites de la dernière, elles se contentaient de s’enterrer et demeuraient passives. Mais je pense que si je m’étais procuré les Phryganes plus tôt dans l’année, le nombre de leurs étuis aurait considérablement augmenté.

« C’est un très curieux spectacle que de voir ces petites créatures construire leur maison. Elles commencent par cimenter vaguement ensemble quantité de morceaux. Cela leur sert simplement de base pour construire ensuite une structure, car elle est toujours démontée avant que la maison soit achevée. Après avoir posé cette fondation, elles poursuivent en levant chaque morceau de pierre, ou de n’importe quel autre matériau, avec leurs pattes, le tournant de tous côtés pour voir s’il s’insérera dans l’espace. Si ce n’est pas le cas, comme il arrive souvent, le morceau de pierre est aussitôt rejeté et un autre est essayé de la même manière, jusqu’à ce qu’un morceau adéquat soit trouvé ; il est alors cimenté aux autres pierres par une sécrétion dont j’ai vérifié qu’elle provient de leur bouche.

« Quand leur maison est faite, le corps de la créature y est entièrement enchâssé ; seules la tête et les pattes en dépassent.

« À l’état naturel, le poids de ces étuis varie beaucoup. Ils sont deux fois plus lourds et faits de matériaux plus solides quand les créatures habitent des ruisseaux rapides que lorsqu’elles vivent dans des eaux calmes. La raison en est, je suppose, de leur permettre de rester au fond de l’eau par le poids de leur étui.

« J’ai remarqué que, après que les Phryganes avaient été extraites de leur étui, des bulles d’air apparaissaient à la surface de leur corps. Si je les plaçais alors dans une eau courante, ces bulles d’air les faisaient remonter à la surface et flotter jusqu’à ce qu’elles meurent d’épuisement, du fait de leurs efforts pour rejoindre le fond. Le poids de leurs étuis dépend donc de la rudesse du courant.

« À l’état de pupe, leur tête et leurs pattes sont entièrement rentrées à l’intérieur de l’étui ; et elles restent en léthargie ne mangeant ni remuant jusqu’à ce qu’elles se changent en papillon, leur étui étant plus ou moins déchiré au cours de la transformation.

« J’ai nourri certaines de mes Phryganes à l’état larvaire avec de menus morceaux de viande crue, qu’elles ont dévorés voracement ; elles ont même mangé des mouches domestiques ne laissant que les ailes, la tête et les pattes ; mais aussi affamées fussent-elles, elles ne pouvaient être amenées à toucher de la viande cuite.

« J’ai constaté que beaucoup de nourriture était nécessaire aux larves de Phryganes pour qu’elles aient assez de force pour effectuer leur transformation.

« Les truites sont les grandes ennemies des Phryganes qu’elles engloutissent avec leur étui à tous les stades de leur existence ; mais elles considèrent les larves sans étui comme des mets particulièrement délicats.

« Le 24 janvier dernier, j’ai observé des Phryganes qui venaient juste d’éclore, et bien que certaines fussent si petites qu’elles n’étaient visibles qu’avec une loupe, toutes s’employaient activement à se faire une petite maison.

« Elles ont grandi si vite que, trois semaines plus tard, elle sont désormais tout à fait perceptibles au fond de la rivière.

« La boîte que je vous envoie contient au centre les étuis faits dans les divers matériaux que j’ai donnés aux larves, et autour de ces étuis artificiels se trouvent les logements naturels trouvés dans la rivière.

« Espérant que vous les trouverez dignes de votre examen,

« Veuillez me croire,

« Cher Monsieur,

« Votre fidèle

« ELIZABETH MARY SMEE. »

Au Dr Gray, F.R.S. [Fellow of the Royal Society],

du British Museum.

 

 

« P.S. Les Phryganes sont si excessivement pugnaces que je suis obligée de les conserver dans des récipients séparés. Si je ne prenais cette précaution, au lieu de construire paisiblement leur maison, une guerre féroce se déclencherait entre elles, qui aboutirait à la mort des plus faibles. Après la mort de l’une, la survivante se mettait à construire sa maison. En général, je conservais une trentaine de pots en argile blanche, chacun rempli d’eau et contenant une seule larve de Phrygane, avec les matériaux particuliers que je leur fournissais pour leur maison.

« Les Phryganes sont pourvues de deux petits crochets situés de chaque côté du segment postérieur. Ces petits crochets sont incurvés et très pointus. Grâce à eux, elle s’attachent dans leur maison et disposent d’une force supplémentaire pour résister à toute extraction. Au début, du fait de ces crochets, j’ai éprouvé quelque difficulté à les sortir de leur étui. J’ai souvent eu la malchance de briser et donc endommager leur étui. Plusieurs fois, ayant attrapé la créature par la tête et essayant de la tirer de force, j’ai compris qu’elle se retenait si fermement par ses crochets que son corps se déchirerait en deux avant qu’elle relâche ses crochets et se laisse extraire. Finalement, j’ai constaté que lorsqu’une aiguille est doucement poussée à l’extrémité postérieure de l’étui, la légère irritation amène la Phrygane à ramper entièrement hors de sa maison, et qu’il est ainsi possible de préserver l’étui sans causer de blessure à la larve. »

 

Elizabeth Mary Smee, “The following letter…”, The Annals and Magazine of Natural  History, vol. XII, Third series,  Londres, Taylor and Francis, 1863, p. 399-402.