C’est merveille d’observer ces larves débrouillardes

Ovila Fournier, Les Phryganes, 
Tract #71 Les Cercles des Jeunes Naturalistes, Montréal, 1er octobre 1943
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Les étranges bestioles habillées de bois ou de sable que l’on voit se balader paresseusement au fond des fossés et des mares sont des larves de Phryganes. Ces brindilles ambulantes deviennent finalement un insecte ailé, de l’ordre des Trichoptères, ressemblant à un papillon nocturne (fig. 1). Les papillons, ces fleurs de l’air, ont des ailes qui sont souvent vivement colorées par des poils aplatis appelés écailles. L’oeuf du papillon donne une larve appelée chenille, qui passe sa vie à manger et à changer de peau. La chenille finalement se repose (souvent dans un cocon de soie) et devient ensuite un insecte ailé. Les phryganes ou trichoptères ont une vie semblable à celle des papillons. Leurs ailes sont couvertes de poils ronds; leur vie larvaire se passe dans l’eau (ce sont alors les porte-bois qui attirent l’attention dès qu’on se penche sur un fossé); la nymphe se « repose » dans une logette bien fermée fixée à un support quelconque; l’adulte mène une vie aérienne.

L’ordre des trichoptères compte environ 600 espèces en Amérique du Nord, avec une centaine pour le Québec. Si vous examinez bien durant les mois d’été, les herbes aquatiques qui forment un lambeau de prairie le long des berges de nos rivières, vous remarquerez bientôt des anneaux gélatineux d’environ 2.5 centimètres de diamètre (fig. 5), qui sont fixés à ces plantes; il n’y a pas d’erreur, c’est une ponte de phryganes. Les oeufs sont déposés en chapelets, comme ceux des grenouilles. Au contact de l’eau, la coque gélatineuse se gonfle et fournit aux jeunes un gîte et un berceau. Au bout de quelque temps, des larves toute petites, avec une tête et des pattes velues, sortent de cette glaire, l’escaladent laborieusement et partent à nager. Bientôt, les larve les changent de peau, prennent la forme de larves à fourreaux et s’occupent activement à revêtir d’un étui leur miséreuse nudité.
C’est merveille d’observer ces larves débrouillardes. Avec un sens esthétique inné, nos artistes découpent dans les feuilles des plantes voisines de courtes lisières de la largeur d’un millimètre, en taillent en rond les bouts, les collent une par une à l’aide de fils de soie que produisent leurs glandes salivaires, et s’en font une pelisse. Les fragments de feuilles chevauchent les uns les autres pour former une spirale (fig.2). Au fur et à mesure de la croissance de l’insecte, la spirale s’allonge, son diamètre croît, de sorte que l’étui s’ajuste toujours parfaitement, non sans laisser un espace suffisant pour la circulation de l’eau nécessaire à la respiration, qui est branchiale comme celle des poissons.
Beaucoup de trichoptères préfèrent les maisons de pierre et se servent de grains de sable, de menus coquillages, auxquels parfois ils ajoutent de minuscules pierres.
Examinez l’une de ces « bêtes à fagot », vous verrez bientôt sortir de l’écrin une tête mignonne désireuse de voir ce qui se passe au dehors. Puis, trois paires de pattes armées de griffes transportent péniblement cette roulotte de côté et d’autre. À la moindre alerte, la larve se retire rapidement dans sa maison et s’y blottit. Si on la saisit et cherche à l’extraire de force, deux fausses-pattes qui terminent l’abdomen s’ancrent solidement sur les parois de l’étui. D’ordinaire la larve se laisse démolir plutôt que de lâcher prise.
Les larves de trichoptères se nourrissent surtout de tissus végétaux. Un certain nombre d’espèces, cependant, sont carnivores; elles ne se font pas de fourreau, mais tissent un filet pour capter les petits organismes qui servent à leur alimentation (fig. 6).
Au printemps, notre ermite ferme les deux extrémités de sa maison et entre dans sa période de repos (la pupaison). Il s’amarre à un brin d’herbe et masque les ouvertures de son étui, pour se soustraire à ses ennemis (fig. 4). Durant quelques semaines, le petit ascète procède à une refonte de ses organes: les mâchoires, les branchies, les fausses-pattes disparaissent, tandis que deux paires d’ailes poussent sur le corselet. Un organisme neuf ne va pas sans des goûts nouveaux; maintenant, c’est la vie de plein air qui l’attire, une vie plus heureuse et plus brillante, sans souci du pain quotidien, car l’insecte n’a plus de bouche. Il s’est endormi dans l’eau, il se réveille dans le soleil et le bleu du firmament.
Bientôt, en effet, la porte du logis s’entrouvre, l’insecte nage rapidement vers la rive, abandonne sa défroque, sèche ses ailes, raffermit ses pattes et part en exploration. Souvent, en juin, l’on voit le soir ces petites mannes en nombre incalculable se promener d’un vol nerveux au-dessus des lacs et des rivières ou autour des lampadaires.
Cette enivrante vie, cependant, est de courte durée. Mais avant de mourir, les femelles ont soigneusement déposé, au flanc des herbes aquatiques, des germes de survie. De jeunes larves naîtront bientôt, nouvelle génération… pour le plaisir du naturaliste et pour l’estomac des poissons gourmands de nos eaux.