Le maître du logis

Jonathan Franklin, La vie des animaux, Le monde des métamorphoses, crustacés, insectes, vers, animaux rayonnés, traduit de l’anglais par A. Esquiros, Paris, Hachette, circa 1890, p. 307-313.

Parmi ces nombreuses tribus d’insectes qui vivent dans le voisinage des eaux, il n’y en a guère de plus intéressante, pour le pêcheur à la ligne, que la mouche-caddis, phryganea, qui forme une des amorces vivantes les plus estimées.

Aux yeux du naturaliste, l’histoire de cet insecte se recommande par des traits intéressants. Je signalerai tout d’abord à l’attention des jeunes gens le tube dans lequel- à un certain moment de sa vie- la larve de la mouche- caddis s’enveloppe et se retire pour protéger sa faiblesse. On peut voir souvent un grand nombre de ces étuis au fond des ruisseaux caillouteux. Par un des bouts de cette singulière couverture sortent la tête et les pieds de la larve, qui rampe ça et là, avec un mouvement irrégulier, sous les plantes aquatiques, ou encore qui se tient immobile au fond des ruisseaux limpides.
Dans les descriptions populaires de ces insectes, on ne parle guère des vers-caddis que comme constituant une espèce unique. A en croire les entomologistes que j’ai en vue, les larves des mouches de printemps choisiraient indifféremment, parmi les matériaux qui se trouvent à leur portée, ceux qu’ils jugent le mieux appropriés à leur défense personnelle. On a pourtant découvert que le genre linnéen phryganea contenait environ deux cents espèces britanniques. Or, il n’y a guère moyen de douter que chacune de ces nombreuses espèces n’ait sa méthode particulière de travailler et n’imprime une forme différente à son logement.
Le viel Isaac Walton, ce patron des pêcheurs à la ligne, -qui vivait vers 1640,- n’ignorait pas cette circonstance. Au chapitre des amorces, il parle des différentes espèces de vers-caddis ou de vers à étui qui se rencontrent en Angleterre. Ils changent, dit-il, selon les divers districts. Vous en trouvez des variétés nombreuses dans les petits ruisseaux qui se déchargent au sein des fleuves ou des rivières. -On voit par là que les pêcheurs à la ligne en savent souvent plus que les savants de cabinet, sur l’histoire de certains poissons- et de certains insectes qui servent à allécher ces poissons.
Ainsi, les larves de la mouche-caddis se trouvent enfermées dans un étui, construit par elles-mêmes et dont les matériaux différents selon les espèces. Voilà, certes, une faculté qui mérite bien d’arrêter notre attention.
Parmi les matériaux qu’emploient ces petits architectes, nous nommerons seulement les principaux- le sable, les cailloux, les coquilles, le bois et les feuilles. Le choix de ces substances est relatif aux localités ou aux habitudes spécifiques de l’insecte ; mais les parties en sont toujours jointes entre elles avec un grand art et fortement cimentées.
L’un des ces vers construit sa tente avec des feuilles collées ensemble, dans une direction longitudinale. A l’entrée de cette tente, il y a toujours une ouverture assez large pour que le maître du logis puisse passer la tête et les épaules, quand il a besoin de guetter sa nourriture.
Un autre ver se contente d’un brin d’herbe mince et étroit, qui se contourne élégamment en formée spirale. Il y a aussi des larves qui emploient des brins de roseaux coupés, des brins d’herbe, de paille et de bois,- ayant l’art de joindre et de commenter chaque pièce nouvelle à la pièce précédente, à mesure que l’ouvrage avance. Puis, le plus souvent, nos architectes achèvent le tout en ajoutant une poutre plus longue que le reste pour abriter le chemin qui conduit à leur porte.- Grâce à ce péristyle, ils ont l’avantage de ne point être vus du dehors.
Une structure encore plus savante et plus compliquée, est celle que pratique le ver d’une belle espèce de mouche-caddis. Cet ouvrier tisse ensemble un groupe de feuilles appartenant au plantes aquatiques et les arrondit en une boule.
Une autre de ces larves industrieuses choisit les frêles coquilles des jeunes colimaçons et des moules d’eau douce, pour former une grotte. La plupart de ces petites coquilles sont habitées, et les habitants ne demanderaient pas mieux que de se promener en liberté ; mais l’impitoyable architecte les retient prisonniers dans son système de construction. Pierres vivantes d’un édifice qu’ils ont peut-être la volonté, mais non la force de quitter,- fixés qu’ils sont par un ciment indestructible,- il leur faut, bon gré mal gré, vivre là. Ce n’est pas tout encore, le maître du logis- pour comble d’humiliation- les traîne sans miséricorde avec lui dans ses courses ; car n’oublions pas que la grotte est mobile ; elle se déplace selon le bon plaisir du ver (1).
Un des exemples les plus frappants de l’habileté de ces ouvriers se montre dans les constructions dont les petites pierres forment surtout les matériaux. Le problème à résoudre était de faire un tube à peu près de la largeur d’un tuyau de paille ou d’une plume de choucas, également lisse et uniforme. Or, comme les susdits matériaux sont de minces cailloux anguleux et irréguliers, ce problème semblera, à première vue, insoluble. Et, cependant, nos petits architectes, en examinant leurs cailloux avec patience, en les tournant et les retournant sur toutes les faces viennent toujours à bout de vaincre la difficulté. Ce n’était encore là que la moitié du problème ; il fallait que l’intérieur fût lisse pour être habitable ; mais il fallait aussi que la surface extérieure – au moins par-dessous- fût exempte de ces angles qui ne manqueraient point de retenir et d’empêcher la marche de l’insecte, quand il traîne au fond du ruisseau où il réside. Tout cela a été prévu, et les choses ont été faites en conséquence.
Il est aisé de donner une raison pour le choix des pierres dans la construction de telles demeures, et cette raison, la voici : plusieurs de ces larves vivent dans des courants d’eau où elles seraient certainement emportées, balayées, sans la pesanteur de leur maison. Le ver emploie même des cailloux qui seraient plus gros que de raison, si l’insecte avait seulement en vue la structure de son domicile. C’est aussi pour cela, j’imagine, que l’on trouve souvent un étui composé de très petits cailloux et de grains de sable, mais auquel s’ajoute, en matière de lest, lorsque l’ouvrage est presque terminé, une pierre plus grosse que les autres. Dans d’autres cas,- ceux où les matériaux présentent une trop grande pesanteur spécifique,- l’architecte annexe au tout un brin de bois léger ou une paille creuse pour diminuer la force de gravité. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que ces constructions sont à la fois des maisons et des vaisseaux.
Je ferai remarquer que le ciment dont se servent, dans tous les cas, nos petits maçons subaquatiques, est supérieur en qualité à la pouzzolane, – ce fameux ciment préparé avec de la terre volcanique ou de la lave Il résiste merveilleusement, par ses propriétés indissolubles, à l’action de l’eau.
Les vers eux-mêmes se montrent merveilleusement adaptés à leur genre de vie. La partie de leur corps qui se trouve toujours renfermée dans l’étui, est molle comme celle d’un ver de farine ou d’une chenille de jardin, tandis que la tête et les épaules, – qui sortent en grande partie du vestibule, pour chasser à la nourriture,- se montrent fermes, dures, et par conséquent, en état de résister aux injures du monde extérieur.
La larve de la mouche-caddis a un long corps et des pattes aux nombre de six, placées vers la tête, sur les trois premiers segments. Ce ver prend possession de sa demeure au moyen de deux crochets, situés à l’extrémité du corps, et ces deux crochets adhèrent si fortement, qu’il est presque impossible de séparer l’insecte de sa tente sans le blesser.
Un entomologiste anglais, M. Rennie a fait des expériences répétées sur les vers-caddis, pour découvrir la manière dont ces architectes bâtissent leurs logis aquatiques. Il les mit sans façon à la porte de chez eux et leur retira même leur maison tout en leur fournissant en même temps des matériaux pour en construire une nouvelle. Puis, il surveilla la manière dont nos ouvriers s’y prendraient pour poser la première pierre ou la première coquille de leur édifice. Ils commencèrent leur travail assez gauchement. Au moyen de fil de soie, ils attachèrent un grand nombre de brides à n’importe quels matériaux qui se trouvaient à leur portée. Beaucoup de ces matériaux ne devaient jamais entrer dans la construction du bâtiment.
L’intention des insectes, en rassemblant ces matériaux superflus, n’est pourtant pas aussi bête qu’on pourrait le croire ; d’abord, la quantité leur permet de faire un choix,- et de plus, les vers-caddis suivent, en cela, la méthode d’un ouvrier habile, qui ne ménage pas les matériaux, surtout au commencement, sachant bien que c’est la manière de se faire la main, comme on dit.
Lorsque ces travaux de préparation sont terminé, les petits architectes tournent toute leur attention vers la bâtisse.
La carcasse de leur demeure est-elle assez avancée pour les recevoir, ils s’y renferment et ne sortent plus désormais que la moitié du corps, afin de se procurer les éléments de construction dont ils ont besoin. Souvent après avoir tiré à eux un caillou ou une coquille, ils les rejettent comme impropres. Ce choix dément, si je ne me trompe, l’opinion générale qui veut que les animaux- les insectes surtout- agissent sous l’influence d’un fatalisme aveugle. Choisir, n’est-ce pas faire acte de volonté, de jugement, de libre arbitre ?
Est-il croyable, après cela, que le ver-caddis ne soit dirigé dans ses instincts d’architecte que par le sentiment de la conservation personnelle ? Sans doute, il se bâtit un toit et un couvert pour se défendre contre le danger ; mais il se propose encore d’atteindre un autre but. Cette petite créature sait qu’un édifice, fait de cailloux, de grains de sable, ou de coquilles agglutinées, reste au fond de l’eau, grâce aux lois qui gouvernent les substances physiques. Or, c’est au fond de l’eau que l’habitant de ces maisons mobiles doit surtout trouver sa nourriture. D’autres espèces de larves ont, au contraire, l’instinct de choisir des matériaux plus légers que l’eau : ce sont celles, sans doute, qui ont intérêt à chasser vers la surface. Telle est l’histoire de cet insecte, durant la première partie de sa vie.

(1) Ces vers constructeurs de grottes se rencontrent en assez grand nombre dans les étangs : j’en ai surtout recueilli des échantillons curieux dans les districts crayeux de l’Angleterre, par exemple aux environs de Woolwich et de Gravesend.