Le menuisier et le maçon

J. A. Lestage, « L’art de bâtir chez les casets I, Les Menuisiers », Les Naturalistes Belges, n° 9 septembre, Imprimerie Médicale et Scientifique, Bruxelles, 1920 et « L’art de bâtir chez les casets II. Les Maçons », même revue et éditeur, n° 6, juin, 1921.

1-Les menuisiers
Dans un numéro précédent ; nous avons vu quelques-uns des formes que revêtent les fourreaux de Casets et la variabilité des matériaux employés. Si l’animal n’est souvent qu’un vulgaire maçon, il est quelquefois un merveilleux architecte soucieux de donner quelque élégance à son logis. Ces formes de l’art de bâtir appartiennent à deux grandes catégories d’artisans : le menuisier et le maçon. Il serait cependant inexact de croire que ces deux conceptions « artistiques » ne puissent être le fait d’un même individu ; tel Caset, qui a commencé par être menuisier, finit par devenir maçon, et même le cas n’est pas rare ; plus rare est l’inverse. Cela tient toujours à un changement de vie ; souvent la jeune larve vit à la surface, et alors elle utilise les matériaux superficiels ; plus tard, elle gagne le fond et son fourreau se revêt alors de matériaux plus lourds, appropriés à cette existence nouvelle.

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Voyons aujourd’hui les menuisiers à l’œuvre. Comme parmi les artisans du bois ; il en est de plus ingénieux les uns que les autres ; prenons, comme exemple, deux cas bien spécialisés et faciles à observer : celui de la Phryganea grandis, au fourreau en spirale si caractéristique, et celui des Glyphotaelius, dont le fourreau est connu de tous ceux qui ont pratiqué quelques pêches à Rouge-Cloître. Chez la première, nous verrons l’art de bâtir combiné avec une notion des mesures extraordinairement intéressantes ; chez les seconds, nous verrons jusqu’à quel degré peut-être poussé l’emploi de l’échafaudage négligé par la première.
D’abord, assurons-nous que l’habitant n’est pas au logis. S’il y est, prions-le de s’en aller. Inutile de vouloir l’extraire, même de force, par l’orifice antérieur ; s’arc-boutant des trois mamelons érectiles, dont est pourvu le premier segment de son abdomen, et des appendices crochus qui terminent son corps, la larve nous opposerait une telle résistance que tous nos efforts n’auraient comme résultat que de la mettre en pièce.
Soyons mieux avisés ; introduisons délicatement, dans l’orifice postérieur, une brindille quelconque ou seulement la tête d’une épingle, et poussons doucement ; plus de résistance, d’elle-même la larve s’empresse de quitter son logis qu’elle nous abandonne.
A l’aide de fins ciseaux fendons avec précaution le fourreau de haut en bas ; à l’intérieur, nous apercevons un revêtement soyeux très fin ; si serrée qu‘en soit la texture, il est visible qu’elle n’est pas uniforme ; la partie postérieure paraît plus épaisse et, tout de suite nous devinons que l’animal a repassé plus souvent sur la même trame.
Comment, avec quoi le Caset a-t-il tissé ce fourreau interne ? Beaucoup de larves possèdent un appareil séricigène (fabriquant la soie) formé, comme chez les chenilles des Papillons, de deux longs tubes qui s ‘étendent fort loin en arrière sur les côtés et en-dessous du tube digestif ; ces deux tubes s’unissent dans la tête à la base même d’une minuscule canule faisant saillie sur la lèvre inférieure ; chaque tube émet un fil ; chaque fil, à sa sortie se soude à son voisin. La canule, voilà le premier outil ; la soie, voilà le ciment. Admettons puisque nous sommes chez les menuisiers, que ce soient plutôt les clous et la colle pour la fixation des matériaux à employer. Examinons maintenant le mécanisme.
Sur toute la longueur du tube soyeux interne se trouvent des parcelles végétables dont l’empreinte très nette apparaît au travers. Si nous déroulons le ruban externe, nous voyons que sa largeur est uniforme, soit 15 cm environ, et qu’il ne forme pas un tout homogène, mais un assemblage de matériaux dont il est facile de voir les raccords. En effet, le fourreau d’une larve adulte de Phyganea grandis se compose de près de 150 fragments de feuilles ; chacun de ces fragments a la forme d’un rectangle allongé à dimensions assez égales.
Du coup, nous devinons quel formidable travail ce fut que de découper ces 150 fragments de les ajuster l’un à côté de l’autre, et cela avec une symétrie telle que pas un ne chevauche l’autre et que leur ensemble décrit une spirale remarquable.
Comment se fait ce découpage ? comment l’application des morceaux découpés ? Pourquoi cette forme spiralée ? quel avantage en retire la larve à l’encontre d’autres larves qui ne se soucient guère d’un travail aussi compliqué ?
La symétrie des pièces suppose un travail de mesurage, et pour ce travail, il faut un outil. Cet outil évidemment la tête. De sa filière, la larve touche l’extrémité libre de la feuille dont elle veut prélever un fragment et elle y fixe un fil de soie pure ; puis sans déplacer ses pattes, elle étire sa tête le plus loin possible le long de la feuille en y implantant ses mandibules ; le fragment est découpé ; les mandibules le maintiennent, le ramènent vers les pattes antérieures qui s’en saisissent et le déposent à l’endroit où commencera la spire ; sur la soie déjà sécrétée ; la tête décrit alors un mouvement de va-et-vient comme si la larve léchait la pièce mise en place ; en réalité c’est la filière mentonnière qui opère sur le fragment, y déposant la sécrétion soyeuse qui, en séchant, formera ciment ; voilà donc le fragment cloué, collé, assujetti enfin. L’opération continue, fragment par fragment, chacun d’eux mis bout à bout, la larve prenant grand soin d’établir un réseau de fils de soie dans l’angle qui unit la dernière pièce placée à la base où elle fixera la suivante ; ces joints sont l’objet d’une attention toute spéciale ; l’ouvrier est maître dans son métier. C’est le maximum d’écart de la tête qui délimite les dimensions du fragment et cette longueur dépend véritablement de l’ouverture de l’angle que peut décrire la tête en s’étirant ; or, notre ouvrier n’est point paresseux ; son effort est constant ; l’angle à décrire est uniforme, par conséquent , sont les fragments découpés. L’économie la plus parfaite régit l’utilisation des matériaux qui pourtant ne sont ni rares, ni onéreux ; en outre, ce mode de construction donne au fourreau une solidité, une rigidité partout égales ; ces matériaux, pleins d’air,, sont légers ; léger sera donc le fourreau ; comme les parois sont minces et lisses, l’animal ne sera pas gêné dans ses déplacements ; enfin la construction spiraliforme permet à la larve une mobilité plus grande que chez les autres, sans pour cela nuire aucunement à la solidité du logis. Pour elle, pas n’est besoin d’échafaudage pour mener à bien son œuvre ; elle se tient à l’intérieur du fourreau, agissant de sa tête et de ses pattes, et finalement l’extrémité antérieure seule de son corps émerge pour achever l’édifice. Achever l’édifice ! momentanèment, mais non de façon définitive. En général, la larve (sauf le cas de force majeure) ne quitte pas son logis. Mais, par suite de sa croissance, son logis devient un jour trop étroit et trop petit. Pourquoi s’inquiéter de si peu ? est-il trop petit ? Elle l’allonge par l’addition de pièces nouvelles posées en avant, rarement en arrière. Est-il trop étroit ? En même temps qu’elle l’allonge, elle l’élargit à sa taille. Mais comme les parties d’arrière sont devenues inutiles et peuvent être encombrantes, la larve en sectionne ce qui n’est pour elle d’aucun usage.
En dehors de ce cas de croissance, l’aspect et la composition du fourreau peuvent cependant subir encore des modalités importantes suivant les diverses périodes de l’année. C’est un de nos membres d’honneur, le Dr Wesenberg-Lund, qui a fait cette découverte curieuse en étudiant les mœurs du Glyphotaelius punctatolineatus, espèce voisine du Glyphotaelius pellucidus dont nous avons figuré dans un précédent numéro le monstrueux fourreau si commun chez nous.
Toute menue encore, elle a trois millimètres à peine, la larvule promène son minuscule fourreau, boulette gélatineuse, dont, par instinct, elle a déjà garni la partie postérieure de tout petits fragments de racines disposés parallèlement au grand axe. A ce fourreau rudimentaire en succède un autre où, comme nous le disions tantôt, apparaît l’emploi constant des multiples échafaudages. Au niveau de l’orifice antérieur du tube, la larve fixe transversalement un fragment de chaume, par exemple, qui adhère au tube seulement là où il y a contact ; or comme le tube est étroit et que cette première poutre a 4 à 6 mm, les deux bouts en sont entièrement libres.
Sur cette pièce, la larve prolonge les parois latérales du tube prenant soin d’y entremêler de fines parcelles végétales ; du côté opposé de cette première poutre, mais à la même hauteur, une deuxième pièce est placée ; successivement des matériaux semblables sont disposés, soit une pièce devant, puis une pièce derrière, etc. ; ainsi, successivement , grâce à cet échafaudage, tube et fourreau s’allongent peu à peu ; finalement, la larve se trouve logée dans un fourreau plat frome d’une succession de baguettes disposées en travers du tube qu’elles débordent, de chaque côté, d’une longueur uniforme. Or, durant cette première partie de sa vie, la larve du Glyphotaelius en question vit sur le fond de la mare ; de là, la nature des matériaux employés, récoltés à même le sol. Mais, aux beaux jours de l’été, la larve éprouve le besoin de changer d’habitat ; c’est une réelle émigration qui commence ; abandonnant la région profonde, elle grimpe le long des plantes aquatiques et gagne la région superficielle. Nouvelle vie, nouvelles mœurs, nouveau logis ; aux chaumes des Graminées succèdent les feuilles des Potamogeton ; la larve en découpe, comme le fait la Phryganea de tantôt, de larges fragments elliptiques qu’elle fixe au sommet antérieur du fourreau, en les disposant alternativement sur la face dorsale, puis sur la face ventrale. Ces fragments ne se touchent que par leurs bords externes ; ils délimitent ainsi, entre les points de contact et le tube, un vrai canal au travers duquel l’eau peut librement circuler. Ce fourreau d’été mesure 55 mm de long sur 25 à 30 mm de large ; comme la larve n’a que 27 à 32 mm de long sur 5 mm de large, on voit que le logis est spacieux.
Mais viennent les froids ; leur effet sur la végétation aquatique a sa répercussion sur la composition du fourreau. Ce Caset, décidément, aime le changement dans le décor de son home. Les fourreaux récoltés à cette époque sont revêtus de fragments plus petits et empruntés à des éléments nouveaux, tels que feuilles d’Aulnes ; les chaumes sont remplacés par des tiges de Potamogeton que les mandibules parviennent aisément à couper.
Les instruments du menuisier sont bons et les matériaux sont là à profusion ; seulement, fait bizarre, l’artisan change son procédé ; tout d’abord, les poutres de soutènement étaient placées dans le sens horizontal, maintenant il les dispose dans le sens vertical ; du coup l’aspect du fourreau change ; de plat, il devient presque cylindrique. A la période la plus rigoureuse de l’année, quand l’animal passe à l’état de larve, le fourreau subit une transformation nouvelle ; sur ses deux faces, la larve recouvre de fragments de végétaux morts, tels que feuilles de Sparganium, de carex, d’Aulnes, etc., et rien n’est aussi frappant que le contraste entre le beau vert dont se paraît le logis estival, grâce aux plantes plein de vie qui formaient alors les matériaux, et les teintes sombres du fourreau hivernal dont l’habitant a regagné les profondeurs de l’eau.
2-Les maçons
Il y a quelque temps, nous avons vu à l’œuvre les Menuisiers. Etudions aujourd’hui les Maçons. D’abord, pourquoi, chez ces bestioles, cette diversité non pas seulement dans la forme générale des fourreaux, mais surtout, dans le choix des matériaux ? Pourquoi, chez les unes, la recherche du léger, chez les autres, la recherche du lourd ? Pourquoi dans un cas, l’emploi des matériaux végétaux, dans un autre, l’emploi de matériaux minéraux ?
Il y a, pour cela évidemment une raison. Rien, dans la Nature ne se fait sans raison ; cette raison souvent nous échappe, mais elle n’en existe pas moins.
Dans le cas présent, il s’agit uniquement d’un fait de densité ; les larves qui emploient pour leurs fourreaux des matériaux végétaux sont en général, des larves de surface, plus légère, par conséquent, ou guère plus lourdes que l’eau qu’elles déplacent ; celles qui font des fourreaux avec des matériaux minéraux sont des larves de fond, donc plus lourdes que le volume d’eau qu’elles déplacent.
C’est parmi ces dernières que nous trouvons les Maçons dont nous allons parler.
Ici aussi, nous rencontrons tous les degrés dans l’art de bâtir, depuis le gâcheur de plâtre jusqu’au constructeur de palais. Voyez, par exemple, cette demeure de Halesus tesselatus (fig.2). Ce sont des grains de sable et graviers assemblés grossièrement, comme à la hâte, sans souci aucun d’esthétique. Nous verrons plus loin à quoi servent ces prolongements que porte l’arrière du fourreau.
Quel minutieux travail et combien plus artistique, dénote la confection des fourreaux qui suivent ! Ce sont les mêmes matériaux, mais combien différemment juxtaposé ! Il faut la loupe pourpalais, voir les joints.
Les matériaux sont abondants, la larve les trouve à pied d’œuvre, grains de sable, graviers, paillettes de mica, petites pierres, parfois coquilles vides de mollusques, comme chez ce Linmophilus flavicornis qui n’est du reste qu’un menuisier, troquant, à volonté, les matériaux toujours légers, qu’il rencontre (fig. 3). Quant aux formes, quelle variété ! Certaines larves affectionnent le cylindre d’autres le conique ; si la forme droite paraît la plus commune, il n’est point rare de rencontrer la forme en arc, et certains fourreaux ressemblent à de mignonnes petites cornes (fig.5) ; souvent les matériaux sont nettement uniformes, et la texture du fourreau est bien homogène (fig.4) ; mais, parfois aussi un même fourreau offre une remarquable diversité, comme le montre la figure 3.
Chez les maçons, tous les fourreaux sont ronds, jamais à section quadrangulaire , comme chez les Casets menuisiers.
Quelle que soit la forme du logis, on peut, presque à coup sûr, deviner que l’habitant n’aime pas les eaux rapides, mais bien les eaux tranquilles, ou, du moins, peu agitées, où il n’a sujet de craindre le courant.
Si, au contraire, nous allons chercher des Casets dans les eaux rapides de la Meuse, de l’Ourthe, de l’Amblève, et même dans certaines parties de la Wolowé, nous trouverons des fourreaux à matériaux minéraux, bâtis sur les modèles connus, mais garnis, sur l’une ou l’autre de leurs faces, parfois sur toutes les deux, de brindilles, d’herbes, de filaments sécrétés par la larve, d’épines, et même de pierres considérables par rapport à la grandeur du fourreau (fig .6).
Ce sont là bêtes prudentes, encore que, bien certainement, nulle d’elles ne se doute du pourquoi de ces échafaudages, freins, etc., que, si consciencieusement, elle édifie. Par ces ajouts, nous pouvons certifier que l’habitant aime les eaux rapides, riches en oxygène, et que, pour contrecarrer les funestes effets possibles d’un courant dangereux, il prend soin de munir sa maison de ces appareils de sûreté si curieux, qui lui permettront de s’accrocher aux plantes et pierres immergées.
Vous voyez que nos maçons, les humains, n’ont rien inventé et que les bêtes pour peu que l’on veuille se baisser jusqu’à elles, nous peuvent donner de précieuses leçons.
Nous avons tantôt, parlé de constructeurs de palais. Croyez-vous le mot exagéré, si vous regardez ces logis étrangers, insoupçonnés ? Quelle masse de travail, quelle série d’efforts pour arriver à mener à bien ces édifices luxueux !
Voyez, par exemple, ces fourreaux de Thremma gallicum et de Molanna augustata, qui appartiennent, le premier, au type calyptriforme (en bonnet phrygien), le second, au type scutiforme (en bouclier).
A son logis principal, la larve a ajouté une carapace extraordinaire. Supposez l’animal déambulant sur le fond sableux, et protégé par ce large toit de sable qui entièrement le recouvre ; fourreau et sol forment un ensemble homogène et le premier n’est visible que par les mouvements que lui imprime son hôte. On a parlé de mimétisme ! Il n’y a pas de mimétisme ; ces ailes latérales sont un peu comme des stabilisateurs dont les Canaques garnissent leurs frêles barques qu’ils lancent en pleine mer. Sur les lames de ces fourreaux, l’eau n’a aucune prise, la bête est à l’abri.
Puisque nous avons dit le mot de « mimétisme », voici un fourreau qui en évoquera certainement l’idée chez ceux que hante cette théorie.
Ne dirait-on pas la coquille d’un escargot ? C’est celle d’un tout petit Caset, dont le corps est aussi héliciforme que son logis. Si l’on regarde cette pseudo-coquille, on voit qu’elle est composée de matériaux minéraux, grain de sable et graviers, assemblés en spirales remarquablement réguliers.
Cette petite merveille n’a jamais été trouvé en Belgique ; elle est restée longtemps inconnue comme Trichoptère, car on l’avait prise pour un Mollusque et décrite comme tel.