Paul Noel, Ce que j’ai vu chez les bêtes, Paris, Armand Colin, 1913, pp. 165-171.
Bien que très humbles et très obscures, les Phryganes n’en ajoutent pas moins un problème nouveau à l’énigme de la Nature, et l’observateur qui se penche sur elles demeure confondu de voir avec quelle rigueur s’affirme, chez les êtres les plus chétifs, la grande loi de l’adaptation, cette condition première du progrès biologique.
Si l’on regarde, en effet, dans une mare, on y aperçoit par centaines de petits tuyaux de pierre ou de bois, sans cesse en mouvement : ce sont des larves de Phryganes, larves molles, sans défense, qui vivent sur les fonds vaseux et qui, pour échapper à leurs ennemis, s’entourent d’une sorte d’étui rigide.
Les perfectionnements apportés à la construction de ce fourreau, au cours de ces quinze dernières années où j’ai étudié de près les mœurs des Phryganes, témoignent chez l’animal d’une surprenante faculté d’adaptation. Il y a d’ailleurs très longtemps que les Phryganes exercent cette faculté, car on les retrouve à l’état fossile dans les calcaires qui marquent l’emplacement des lacs tertiaires du centre de la France. Ils s ‘y trouvent même en si grande quantité que ces calcaires sont connus sous le nom de Calcaires à Phryganes.
Le Calcaire à Phryganes date du Miocène. A cette époque, les Phryganes étaient beaucoup plus grandes qu’à présent, car leur fourreau était au moins de la grosseur d’un doigt.
Ces formes géantes ont disparu, et nous n’avons plus maintenant, dans nos cours d’eau et dans nos étangs, que des formes réduites dont les étuis n’ont guère plus de 4 ou 5 centimètres de long sur quelques millimètres de large.
Qu’il s’agisse des Phryganes tertiaires ou des Phryganes actuelles, il est facile de constater que le mode de construction des étuis est, dans ses traits généraux, resté le même : un étui est toujours, aujourd’hui comme jadis, un tube dont la paroi est faite de matériaux très divers ; petites pierres, morceaux de verre, fragments de bois ou même débris de coquille d’œufs : car la larve de la Phrygane, très éclectique dans le choix des matériaux qu’elle emploie, est aussi très experte dans l’art d’utiliser tout ce que le hasard place à sa portée ; mais ce qu’il y a de vraiment curieux, c’est de voir l’habileté, la souplesse, la science, je dirai presque la conscience, déployées par cette infime bestiole dans sa recherche du mieux-être.
Si la larve habite une mare ou un étang aux eaux stagnantes, elle semble se désintéresser de la surface extérieure de son étui, qui est alors rugueuse et irrégulière ; mais si l’animal vit dans une eau courante, aussitôt il modifie ses plans et l’architecture de sa construction change.
Partisan de la loi du moindre effort qu’un secret instinct semble lui avoir fait connaître, la Phrygane d’eau courante prend bien soin que son domicile ne présente aucune saillie, aucune aspérité pouvant donner prises au courant. Prévoyante, elle supprime les ailettes de son logis pour ne pas être contrainte à de trop grands efforts de résistance ; aussi n’emploie-t-elle, dans ce cas, que des pierres plates, à surface aussi lisse que possible.
C’est ainsi qu’à l’exemple de l’homme, la Phrygane a su passer de la pierre brute à la pierre polie.
Mais que de mal il faut se donner, même en eau calme, pour traîner avec soi cette lourde maison de pierre qui est autant une prison qu’un abri ! Que de fatigues seraient évitées s’il était possible de l’alléger ! Or j’ai pu constater que, depuis quinze ans que je l’observe, la larve de la Phrygane travaille avec la plus louable persévérance à résoudre ce problème d’hydrostatique et qu’elle n’est pas loin d’en avoir trouvé la solution. Depuis quinze ans, en effet, les lourdes coques en pierre deviennent de plus en plus rares, en Normandie tout au moins : la coquille évidée et légère des petits mollusques fluviatiles a presque partout remplacé la pierre ; puis les larves se sont aperçu que ces coquillages ne constituaient pas eux-mêmes des matériaux de premier choix : d’abord, ces coquilles sont rares et, fussent-elles communes, elles ne sont pas toujours utilisables. Le mollusque peut, en effet, être encore dans sa coquille alors que celle-ci fait déjà partie intégrante du fourreau de la Phrygane. Il meurt se décompose et répand alors de mauvaises odeurs qui incommodent peut-être la larve. Quoi qu’il en soit, ce stade provisoire a été vite franchi, et, après la maisonnette de pierre lourde, difficile à réaliser, est venue la maison à flotteur.
Observateur attentif l’animal semble s’être rendu compte de la différence de densité qui existe entre le bois et la pierre ; voyant le bois flottant sur l’eau, il est allé l’y chercher afin de l’adjoindre à sa construction, sous forme de petites buchettes qui l’allègent et la rendent plus mobile. De cette façon, les déplacements de la larve en quête de nourriture sont rendus moins pénibles.
L’évolution dans ce sens a été très rapide, car déjà, presque toutes les larves de Phryganes de Normandie habitent ces arches flottantes.
Mais il y a mieux encore
Le bois qui, au début, n’était qu’un accessoire dans la construction, en est devenu la matière première fondamentale. Puis, quelques larves, voulant sans doute s’éviter le dur travail qu’exige l’assemblage du bois, ont imaginé de le remplacer par des brins d’herbe : celles-là sont les Phryganes de l’avenir !
Mais voilà que, déchargé du souci d’une construction longue et difficile, travaillant plus vite, l’animal s’est crée des loisirs ; il semble qu’alors soit née chez lui une vague préoccupation d’art. Il est certain, en effet, que souvent les brins multicolores des herbes liées s’harmonisent de très artistique façon.
Qui se fût attendu à voir les Phryganes ajouter, sous l’eau stagnante des mares, une branche nouvelle à l’art décoratif.
Les Phryganes de l’Allier, que j’ai aussi longtemps étudiées, montrent comme leurs congénères normandes une grande puissance adaptative. Le poisson de mer est rare dans ce département éloigné de toute côte ; aussi, les cultivateurs y élèvent-ils, dans leurs étangs, de nombreuses carpes, perches ou anguilles, tous grands mangeurs d’insectes. Très voraces, ces poissons font aux larves de Phryganes une chasse sans merci. Voient-ils un tube de Phrygane ? Ils se jettent sur lui, s’en emparent, en expulsent par pression l’hôte, qu’ils avalent, et rejettent le fourreau vide, qui vient flotter à la surface.
Instruites par l’expérience, les Phryganes se sont mises en état de défense et, pour cela, ont transformé leurs fourreaux, jusque-là inoffensifs, en forteresse munies de chausses-trappes et hérissées de lances meurtrières. Elles incorporent, en effet, à leurs tubes-abris des branches pointues, des piquant, des épines, et jusqu’à des hameçons, lorsqu’elles ont la bonne fortune d’en trouver perdus dans la vase. Aussi est-il rare qu’un poisson insiste lorsqu’il a eu la malencontreuse idée de s’adresser à une proie aussi puissamment armée.
De tels miracles d’adaptation à des conditions de milieu si variables ne trahissent-ils pas, chez ces insectes si humbles et si fragiles, comme une sorte de conscience, obscure à la vérité, mais cependant perfectible dans une certaine mesure ? Serait-ce blasphémer que d’admettre, une parenté intellectuelle entre les formes les plus hautes de la vie animale et l’humble bestiole vivant une vie qui nous semble mystérieuse parce que nous ne la pénétrons pas ? Ceux-là seuls peuvent le penser qui n’ont jamais étudié la Nature chez elle, dans la splendeur de son épanouissement.