Le Roi des vers de vase

Olwen Bowen, Greluchet le têtard,adapté de l’anglais par Charlotte et Marie-Louise Pressoir, Ill. L. R. Brightwell, Paris, Nelson, 1935, p . 45-62.

« PLOUFF !!… »

Dans l’eau, la tête la première, plongea un poisson,- un poisson crachotant, l’air un peu ahuri qui rappelait Chipie l’Epinoche, – un poisson qui ressemblait étonnamment à Chipie l’Epinoche- en fait un poisson qui ne pouvait être que Chipie l’Epinoche en personne !

Immédiatement Oscar, Grisette et Greluchet l’entourèrent en criant :

-Que s’est-t-il passé ?

-D’où viens-tu ?

Comment t’es-tu échappée ?

Pendant un instant, Chipie les regarda d’un air stupide, puis elle se tortilla et fit mine de s’en aller.

-Comment t’es-tu échappée ?

-Comment as-tu pu revenir ?

-Que s’est-il passé ?

Impossible d’esquiver leurs questions. Chipie marmotta d’un air renfrogné :

-Le pêcheur a dit…hem… que j’étais trop petite, et il m’a rejetée à l’eau.

Quelque part, au fond de la Mare, Bâtonnet le Ver de vase fit entendre un ricanement, tandis que Chipie s’éloignait d’un air aussi digne que possible. Sa bouche lui faisait mal, mais son amour-propre la faisait souffrir davantage encore. Quels tristes individus que ces vers de vase ! Et quoi de plus méprisable que ces horribles petites larves, aussi sottes que mal élevées, qui chantaient maintenant en chœur dans leur boueuse demeure :

 Voilà Chipie

Bien déconfite

L’eusses-tu cru,

  Lanturlu ?

Elle est trop p’tite

Pour être frite !

 Le roi  des vers de vase

Flic ! Flac !! Flouc !!!

Jamais encore on  n’avait vu dans la Mare tempête si soudaine : des vagues se gonflèrent, puis s’élargirent, coururent les unes derrières les autres, et montèrent à l’assaut de rives herbeuses pour retomber ensuite dans la Mare avec un bruyant clapotement.

-Hein ! Quoi ! Que se passe-t-il ?

Avec des exclamations d’effroi, les habitants de la Mare avaient fui de tous côtés ; les uns s’étaient enterrés dans la vase, les autres réfugiés dans l’épaisseur des touffes de joncs  qui poussaient dru le long de la rive.

-Flic ! Flouc ! On voyait de petites choses noirâtres qui passaient, charriées par l’eau. Deux épinoches apparurent soudain comme si elles tombaient du ciel, firent le tour de la Mare d’un air affolé et se précipitèrent de concert vers la sortie. Un nouveau remous les fit passer en un clin d’œil par-dessus le petit barrage de pierres, et, une fois dans le Ruisseau, elles filèrent en toute hâte sans demander leur reste.

Des limaçons d’eau voguaient à la dérive, des cailloux et des herbes pleuvaient. Au bout d’un moment, cependant, la clapotement cessa, les vagues se dégonflèrent, l’agitation de l’eau se calma, les grains de terre qui la troublaient tombèrent lentement jusqu’au fond, et la Mare retrouva sa tranquillité habituelle.

Emergeant le premier de sa cachette, Tourniquet s’élança vers la surface, plongea, vira, tourna, zigzagua d’un bords à l’autre. Puis il revint vers la touffe de joncs qui l’avait abrité pendant le cyclone, en criant à qui pouvait l’entendre :

-Venez !… Venez donc !… tout est tranquille à présent ; l’eau ne remue plus. Mais ce qu’il y a de drôle, c’est que quantité d’étrangers sont arrivés chez nous. La Mare est remplie de nouvelles figures.Un monticule de boue remua, se souleva, et la tête d’Oscar le Triton apparut.

-Que s’est-il passé ? demanda-t-il avec circonspection.

-Ça, je n’en sais rien, répondit Tourniquet. En tout cas, c’est fini. Sors donc, et viens voir avec moi qui sont tous ces gens-là.

Patte après patte, le Triton se dégagea du limon ; il écarta de sa tête une herbe aquatique, grimpa sur une pierre, puis, avec une sage prudence, se mit en devoir de suivre Tourniquet.

-Là ! qu’est-ce que je te disais ? s’écria Tourniquet d’un air triomphant en se posant au fond de la Mare sur une sorte de brindille. Tu vois que j’ai dit la vérité : partout des figures nouvelles !

-Cela ne te ferait rien de te poser ailleurs que sur mon dos ? prononça d’un ton las la voix de Bâtonnet le Ver de vase.Tourniquet s’excusa aussitôt, tout en prenant place sur un caillou voisin.

-Tous mes regrets, mon vieux, fit-il, mais tu ressembles tant à un bout de bois, qu’il est bien difficile de reconnaître si c’est à toi ou à autre chose qu’on a affaire. Bâtonnet fit un signe de tête pour montrer qu’il ne lui en voulait pas. Tout le monde commettait avec lui la même méprise, et il y était tellement habitué qu’il supportait la chose avec résignation.

-Regarde-moi tous ces inconnus ! (Tourniquet s’adressait maintenant à Oscar avec volubilité ! Tiens ! voilà un Scorpion d’eau tout pareil à celui qui habitait ici, il y a quelques mois. Voici une Sangsue. Oh ! jamais je n’ai vu un si beau Limaçon ! Mais Oscar ne regardait ni le Limaçon, ni la Sangsue, ni le Scorpion. Il n’avait d’yeux que pour un petit amas de perles brillantes qui se déplaçait lentement à quelques pas de lui.

-Qu’est-ce que c’est que ça, qu’est-ce que ça peut bien être ?

Tourniquet venait d’apercevoir, lui aussi, le curieux phénomène. Il s’élança aussitôt et en fit le tour plusieurs fois à toute vitesse.

-Oh ! finissez ! Vous me donnez mal au cœur.

Tourniquet fut si abasourdi d’entendre une voix aigre s’élever du milieu du tas de perles qu’il s’arrêta court.

-Qui êtes-vous, je vous prie ? balbutia-t-il.

-Je suis Phrygane, le Roi des vers de vase, lui répondit le tas de perles.

-Comment ! Alors, vous seriez de la famille de Bâtonnet ?

-Pas le moins du monde, rétorqua sèchement le petit tas de perles. Je suis le Roi des vers de vase, le Roi, vous m’entendez ? Vous auriez pu le voir tout seul à la splendeur de mon costume.

-C’est vrai qu’il a très grand air, reconnut Tourniquet en racontant la chose un peu plus tard à Boute-en-Train. Il est entièrement recouvert de magnifiques perles aux teintes chatoyantes. Jamais je n’ai vu de couleurs si vives, même à l’Epinoche lorsqu’elle est en fureur.

La nouvelle de l’arrivée de tous ces étrangers se répandit rapidement à travers la Mare, et ses habitants vinrent tout à tour examiner leurs nouveaux voisins.

-Mais d’où sortent-ils donc ? Comment sont-ils arrivés ici ?

Tous posaient des questions aux quelles personne ne savait répondre, quand le Roi des vers de vase (il n’acceptait pas d’autre nom) daigna leur donner lui-même l’explication souhaitée.

-Nous venons tous d’une Mare aux parois de verre qu’on appelle un aquarium, dit-il. Nous y avons vécu de longues semaines, bien nourris et traités avec beaucoup d’égards par de sympathiques géants qui ont eu l’heureuse idée de me donner des perles royales dont je me revêts. Ces géants nous avaient installés dans leur maison parce qu’ils prenaient plaisir à nous regarder.

-Ils étaient gros comme quoi ? demanda Greluchet ?

-Comme une écrevisse ? suggéra Tourniquet.

-Plus gros que vingt écrevisses, répondit le Roi des vers de vase d’un ton dédaigneux. Aujourd’hui, ils ont pris l’Aquarium et l’on vidé dans la Mare. Voilà comment nous nous trouvons ici.

-Est-ce que les Géants en avaient assez de vous regarder ? demanda Boute-en-Train.

Le Roi des vers de vase le foudroya du regard.

-Ils partaient en voyage, prononça-t-il d’un air digne.

Arrivés de la sorte dans la Mare, les gens de l’Aquarium manifestèrent l’intention de s’y fixer. Les anciens habitants, très accueillants de leur nature, firent de leur mieux pour les mettre à l’aise. Les nouveaux venus étaient d’ailleurs très sympathiques, à l’exception du Roi des vers de vase. Celui-ci n’était évidemment pas populaire, et l’on ne saurait s’en étonner. Il ne faisait rien d’un bout de la journée à l’autre, si ce n’est parader au fond de la Mare d’un air majestueux en donnant des ordres à toutes les petites bestioles que le hasard plaçait sur son chemin, et en se mettant en colère lorsque ces ordres n’étaient pas exécutés à sa convenance. C’était même curieux de voir comment le Roi des vers de vase parvenait toujours à ses fins. Il n’avait pas de dents acérées, pas de pinces pointues pour punir ses ennemis ; cependant, quand il se dressait dans sa carapace de perles multicolores, coiffé de l’émeraude qui lui servait de couronne, il semblait avait été créé et mis au monde pour commander et pour régner. Celui qui faisait mine de se dérober à ses exigences essuyait les remarques les plus blessantes, et Dytique, le Grand scarabée lui-même, se faisait admonester par lui comme simple fretin. Personne n’en imposait à  ce hautain personnage, pas même l’Epinoche qu’il traita un jour de si haut, alors qu’elle errait dans le fond de la Mare en quête de nourriture, qu’elle retourna chez elle exaspérée, et que personne ne put l’aborder pendant plusieurs jours.

Le Roi des vers de vase semblait considérer Bâtonnet comme son esclave particulier et l’employait du matin au soir à faire ses commissions. Le pauvre Bâtonnet, désireux de ne pas manquer aux lois de l’hospitalité, passait son temps à courir de-ci de-là pour essayer de le satisfaire.

-Je ne comprends vraiment pas pourquoi Bâtonnet se laisse tyranniser de la sorte, dit un jour Grisette au Triton. C’est une pitié de voir ça !

-Bâtonnet estime que c’est son devoir d’aider un parent dans l’infortune, répondit Oscar.

-Oh ! parlons-en, de son infortune ! répliqua Grisette.

Les autres habitants de la Mare, qui en avaient assez des airs supérieurs du roi des vers de vase, firent chorus avec elle. Et voilà que soudain, sans qu’on sût pourquoi ni comment, le Roi des vers de vase disparut. Personne ne l’avait vu partir, personne ne savait où il était allé : tout ce qu’on pouvait dire, c’est qu’hier les perles aux vives couleurs chatoyaient au fond de la Mare, et qu’aujourd’hui on ne les voyait plus.

-On est plus à son aise sans lui, observa Greluchet. Je me demande s’il reviendra bientôt.

Le Roi des vers de vase ne revint point, et sa disparition demeura longtemps un mystère. Peu à peu les gens de la Mare reprirent l’existence paisible et agréable qu’ils menaient avant son arrivée. Bâtonnet, en particulier, exténué d’avoir tant travaillé pour son monarque, déclarait à qui voulait l’entendre qu’il se sentait comme en vacances depuis que le Roi des vers de vase était parti.

-Je me demande où il a bien pu aller, ajoutait-il, songeur.

Mais les jours passèrent sans apporter de nouvelles du majestueux personnage. A quelque temps de là, Chipie l’Epinoche décida de recevoir ses amis. La réunion ne devait pas être nombreuse, mais très choisie, car Chipie n’admettait que quelques privilégiés à l’honneur de pénétrer chez elle.

Bien entendu, personne du menu fretin n’est invité, dit-elle à Frétillard le Goujon. Je n’attends que toi, Oscar le Triton, mon voisin le Gardon ; et peut-être me déciderai-je aussi à inviter le Grand Scarabée. Mais ce n’est pas sûr.

Chacun était curieux de savoir comment était fait l’intérieur de Chipie, car elle ouvrait rarement sa porte, et seulement à quelques visiteurs triés sur le volet. S’il se présentait des indiscrets devant sa maison, elle avait une façon à elle de les regarder de travers qui ne manquait jamais de les mettre en fuite.

-J’y suis entré une fois, reconnaissait Greluchet, mais il faisait si sombre que je n’ai rien vu. D’ailleurs, j’avais tellement, peur, que j’étais incapable de remarquer la moindre chose.

Un frisson le secoua au souvenir de cette terrible journée du concours de pâtés où il s’était trouvé emprisonné dans la maison de Chipie.

-Quand tu reviendras, tu nous diras comment c’est fait chez elle, demanda Boute-en-Train.

-Je n’y manquerai pas, promit le Triton.

Ils convinrent de se réunir tous ce soir-là, après la réception de Chipie l’Epinoche. Les jeunes curieux n’eurent pas longtemps à attendre ; à l’heure fixée, Oscar arriva. Sa bonne figure avait une expression préoccupée.

C’est vraiment une très belle demeure, dit-il pour répondre à l’avalanche de questions qui l’accueillit.

-Une demeure confortable, demanda Grisette.

-Oui, je crois, répondit Oscar ; mais ce qui m’a surtout frappé, c’est la richesse at l’originalité de la décoration.

-Avec quoi Chipie a-t-elle donc décoré sa maison ? demanda Boute-en-train.

-Avec des perles, dit Oscar d’un air songeur ; de belles perles brillantes.

-Où Chipie a-t-elle trouvé ces beautés ? demanda Tourniquet.

-Voilà précisément la question que lui a posée Frétillard, dit le Triton : «  Tout ce qui chez moi est à moi », sans vouloir nous renseigner davantage. –Grisette, dis-moi donc de quelle couleur était la grosse pierre qui ornait la tête du Roi des vers de vase ?

-Verte, répondit sans hésiter la Crevette. C’était une grosse émeraude.

Oscar hocha la tête.

-C’est bien ce qu’il me semblait, dit-il. Une grosse émeraude sert de lanterne au-dessus de la porte de Chipie, et les perles qui ornent sa maison sont toutes pareilles à celles que portait le Roi des vers de vase. Grisette pâlit légèrement et changea la conversation. Jamais plus les habitants de la Mare ne firent allusion aux perles qui ornaient le logis de l’Epinoche. Ils s’efforcèrent même de n’y plus penser ; car chacun savait à présent sans aucun doute possible ce qui était arrivé à Phrygane, le Roi des vers de vase : Chipie l’Epinoche l’avait dévoré.

Olwen Bowen, Greluchet le têtard,adapté de l’anglais par Charlotte et Marie-Louise Pressoir, Ill. L. R. Brightwell, Paris, Nelson, 1935, p . 45-62.