L’art décoratif semble prendre naissance chez les larves au moment où elles commencent à jouir d’un peu de bien-être et de repos.

Paul Noël, « Larves industrieuses », Paris, Musée des familles, Lectures du Soir, Librairie Ch. Delagrave, 1898 (2° Semestre), p. 278-280.

Les phryganes sont de petits insectes de la classe des névroptères, comme les libellules ou demoiselles ; on les voit tout l’été voltiger au-dessus des mares et des étangs. Ce sont des insectes communs peu farouches, on les trouve communément au repos sur les tiges des herbes et des roseaux, les ailes repliées le long du corps, la tête en haut. Dans le jour ils volent maladroitement et tombent souvent dans l’eau, où ils deviennent bien vite la proie des poissons ; au crépuscule, au contraire, ils ont un vol soutenu souvent en ligne droite ou par saccades de bas en haut ; les martinets et les chauve-souris en détruisent des quantités considérables.

Les phryganes produisent des larves molles et sans défense ; elles vivent au fond des eaux et pour échapper à leurs ennemis nombreux, elles s’entourent d’une petite maisonnette en forme de tuyau ou d’étui ; il suffit de regarder quelques instants dans une mare pour apercevoir ces petits tuyaux en pierre ou en bois, qui remuent et marchent continuellement.

Dans les temps préhistoriques, cette larve était beaucoup plus grosse, et le fourreau atteignait alors communément la grosseur du doigt ; ces phryganes étaient communes dans les grands lacs du centre de la France ; on les retrouve maintenant à l’état fossile dans le miocène, sous le nom de calcaire à phryganes ; et chose curieuse, comme ces larves se tenaient toujours, non pas au milieu des lacs mais sur les bords, les géologues peuvent maintenant reconstituer très bien la forme de ces anciens lacs, en suivant par les fossiles, le ruban de calcaire à phryganes qui entourait les amas d’eau.

Actuellement, nous ne retrouvons plus de ces phryganes géantes à l’état vivant, l’espèce en est disparue comme tant d’autres ; la cause exacte de ces disparitions nous échappe en partie : mais il est probable que la composition de l’atmosphère et surtout la température ont joué un grand rôle dans ces changements ; les animaux et les végétaux qui ont pu se transformer successivement se sont seuls perpétués jusqu’à notre époque.

Ces grosses phryganes logées dans leur lourde maison, trouvaient, sans même se déplacer, les herbes nécessaires à leur nourriture : la végétation dans les lacs étaient beaucoup plus intense qu’actuellement ; les tourbières nous le prouvent tous les jours.

Donc, actuellement, cette espèce est disparue ou plutôt dégénérée ; car nous retrouvons dans les mares de petits fourreaux de pierres beaucoup plus petits que ceux du miocène et où vivent les phryganes actuelles ; les fourreaux de ces larves n’ont pas un centimètre de large et sont long de quatre à cinq centimètres. Formées de pierres agglomérées les unes contre les autres, ils constituent ainsi un « étui irrégulier rempli d’aspérités ; ces pierres sont choisies par les larves, car elles pourraient tout aussi bien employer d’autres matériaux, puisque en captivité on peu leur faire construire leur étui avec des écailles d’œufs, des fragments de verre, de bois, etc. ; mais dans les mares elles préfèrent la pierre, ou du moins elles préféraient la pierre, car depuis quinze ans environ que j’observe attentivement ces animaux, je m’aperçois que les coques de pierres deviennent de plus en plus rare.

Chose curieuse, si ces mêmes larves se trouvent, non plus dans une mare, mais dans un cours d’eau rapide, nous les voyons construire leur étui avec des pierres de même grosseur, de façon à éviter les aspérités sur lesquelles le courant à prise, ce qui les oblige à déployer une plus grande force pour chercher leur nourriture ; cette larve passe ainsi de la pierre brute à la pierre polie, comme le démontrent de nombreux échantillons de ma collection.

Si nous remarquons attentivement ces larves nous voyons combien elles ont du mal à traîner leur maison de silex ; il leur faut faire des efforts inouïs pour grimper le long des plantes d’où souvent elles tombent lourdement. C’est alors que nous voyons ces larves remplacer, dans la construction de leurs demeures, les pierres lourdes par des pierres creuses et légères, elles les trouvent en employant les coquilles des petits mollusques fluviatiles du fond des mares et des cours d’eau ; mais soit que ces coquilles n’existent qu’en petite quantité, soit que le propriétaire même de la coquille produise des odeurs malsaines en se décomposant (car souvent ils sont incrustés vifs dans ces constructions), toujours est-il que ces sortes de coques sont relativement rares, et le sont actuellement autant que les coques en pierre brute.

Mais une série de larves ayant des coques légères ont fait une grande découverte en constatant que le bois était plus léger que la pierre ; ce fut pour elles, toute une révolution, et nous les voyons adapter souvent, à leur fourreau de pierre, une énorme bûche de bois qu’elles vont chercher à la surface de l’eau. Le morceau de bois sert de flotteur à la maisonnette qui devient beaucoup plus légère par cette simple addition et permet aux larves de se mouvoir plus facilement, plus vite ; aussi les voyons-nous prospérer et se développer de plus en plus, à tel point que les coques de pierre pure deviennent très rare surtout en Normandie ; à toutes, nous trouvons toujours un flotteur plus ou moins gros. Et cependant, il y a quinze ans, les fourreaux de pierre étaient les plus communs.

Mais ce n’est pas tout ; il ne faudrait pas croire que ces larves après avoir découvert que le bois était plus léger que la pierre, en soient restées là ; elles ont abandonné la pierre et ont fait leurs tuyaux avec des morceaux de bois agglomérés entre eux comme elles aggloméraient la pierre auparavant, et comme ces larves pouvaient, grâce à la légèreté de leur demeure, se nourrir plus facilement, et par conséquent se reproduire beaucoup plus ; nous les voyons tous les ans augmenter dans des proportions considérables(je parle ici pour la Normandie). Les larves construisant leurs demeures en bois sont certainement les phryganes de l’avenir ; ce sont elles qui savent le mieux s’adapter au milieu où elles vivent, et nous voyons petit à petit disparaître les phryganes à coques de pierre, comme nous avons vu disparaître les grosses phryganes du miocène, réactionnaires endurcies, qui n’ont pas vu que, pour vivre, il faut savoir se transformer.

Est-ce tout ? Non, lorsqu’une fleur ou un insecte se transforme d’une façon heureuse pour son existence, nous assistons à un véritable débordement de transformations successives ; le jardinier en profite pour créer des fleurs à l’infini ; les phryganes construisent des maisons de plus en plus légères, comme l’homme devient, lui aussi, par une série d’évolution, de plus en plus sociable et ingénieux. Mais revenons a nos phryganes. Ces larves, pour construire leurs coques de bois, sont obligées de couper des fragments de bois et de les lier solidement ensemble à l’aide de fils, qu’elles produisent pour cet usage ; il y a là, pour ces animaux un travail énorme et de tous les instants ; eh bien ! ces larves ont compris vite qu’il leur était facile de remplacer les morceaux de bois par des herbes coupées par petits bouts de un centimètre environ, et nous les voyons adopter ce nouveau système qui leur permet d’avoir plus de loisirs ; et savez-vous à quoi elles emploient ce loisir  qu’elles ont bien gagné ? Elles l’emploient à orner leurs habitations, et nous les voyons se servir successivement d’herbes vertes, jaunes, brunes, noires, etc., agglomérées avec art dans le même fourreau, dont quelques-uns sont on ne peut plus jolis.

L’art décoratif semble prendre naissance chez les larves au moment où elles commencent à jouir d’un peu de bien-être et de repos.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Paul Noël, « Larves industrieuses », Paris, Musée des familles, Lectures du Soir, Librairie Ch. Delagrave, 1898 (2° Semestre), p. 278-280.