Liiivaaan Gueeermooogueeenoooviiitch!

Yann Larry,  Les aventures extraordinaires de Karik et Valia, traduit du russe par Vital Souchard, Paris, Nagel, 1946, p. 115-121.

Tout à coup, un mur noir se dressa dans les ténèbres.

Poussée par l’élan, Valia faillit s’écraser contre lui, mais fort heureusement, elle avait étendu ses bras en avant.

Ses paumes palpèrent la paroi froide d’un  tertre de cailloux.

-Oho! Cria Valia.

-Ehé! Répondit la voix de Karik.

Respirant avec peine, Valia avança tout en tâtant le texte.

La terre était molle, ses pieds s ‘enlisaient dans la boue.

Ayant fait quelques pas, Valia s’arrêta devant une grande flaque d’eau.

-Je vais la contourner par l’autre côté, se dit-elle.

Elle fit demi-tour.

Elle longeait ce mur qu’on eût dit fait de granit, lorsque sa main tâtonnante sentit soudain le vide.

Valia s’arrêta net.

Malgré l’obscurité, elle put distinguer l’entrée toute noire d’une caverne.

-A moi! Cria Valia. Venez par ici ! J’ai trouvé!

-Où es-tu? Cria Karik.

-Ici, ici!

Karik accourut vers sa soeur, jeta un coup d’oeil au tertre et dit en colère:

-Pourquoi hurles-tu comme cela? Ce n’est qu’une pierre, une grosse pierre…tu crois qu’on va dormir dessous?…

-Dedans! Répondit Valia, tiens, regarde!

Et elle poussa son frère vers la grande entrée noire qui menait dans le fond de la caverne.

Karik recula de quelques pas, mit ses poings sur les hanches et commença à examiner le tertre comme s’il se disposait à l’acheter.

-Hé oui! Pas mal, dit-il en se donnant de l’importance; cela peut aller comme hôtel.

C’était une longue bâtisse en pierre en forme de cigare.

Cette drôle d’habitation était presque suspendue dans l’air et on aurait dit qu’un géant des légendes était venu la déposer, toute prête, parmi les troncs d’herbe.

Ses deux mains en porte-voix, Karik cria:

-Liiivaaan Gueeermooogueeenoooviiitch! On a trouvé!

-Eho! Je viens, je viens!

Karik se tourna vers sa soeur, lui tapota l’épaule et dit d’un ton sérieux:

-Bravo! C’est probablement une sorte de hangar. On sera très bien pour dormir dedans… Viens, on va l’explorer.

Un gros tronc d’herbe renversé par l’orage barrait l’entrée de la caverne. Karik grimpa dessus et regarda à l’intérieur.

-Dommage qu’on n’ait pas d’allumettes, dit-il; on ne peut rien voir.

Il avança sa tête et ses épaules dans la caverne.

-Alors, qu’est-ce que tu vois? Demanda Valia impatiente.

Brusquement, Karik fit un bon en arrière en dégringolant du tronc mouillé.

Il sauta vite sur ses jambes, saisit Valia par la main et l’entraîna derrière un arbre.

-Occupée! Dit-il dans un souffle. Il y a quelqu’un dedans. Quelqu’un de très grand et de terrible…

Deux longues antennes, semblables à des tentacules, sortirent de la caverne; elles furent aussitôt suivies d’une grande tête noire toute ronde. La tête se tourna à gauche, puis à droite, se balança lentement et rentra dans la caverne.

-As-tu vu?…

-Ahum… Quel grand moustachu! C’est bien des moustaches ça, hein?

-Ce sont certainement des moustaches; ils en portent tous ici.

-Il faut appeler Ivan Guermoguenovitch, dit varia à voix basse.

-Ehooo! Cria Karik.

-Ehooo! Entendirent-ils la réponse du professeur.

-Où êtes-vous, les enfants?

-Ici! Nous sommes là!

-Venez par ici, professeur!

On entendit le bruissement de feuilles, puis un pas lourd accompagné d’une toux.

Le professeur sortit de derrière les arbres.

-Eh bien, avez-vous trouvé quelque chose?

-Oui, on a trouvé!

-On a presque trouvé!

Valia montra du doigt la caverne.

-C’est moi qui l’ai trouvée, dit-elle.

Le professeur s’approcha de la maison et frappa quelques petits coups sur le mur.

-Ah! Je reconnais… c’est très bien… C’est même admirable, c’est exactement ce qu’il nous faut maintenant. C’est un hôtel rêvé pour des voyageurs comme nous.

Ivan Guermoguenovitch se hissa sur le tronc d’herbe qui obstruait l’entrée et jeta un coup d’oeil à l’intérieur de la caverne.

-Arrêtez, arrêtez, cria Karik tout effrayé.

Et il attrapa le bras du professeur.

-Quoi encore? Que se passe-t-il?

-L’hôtel est occupé… il y a déjà quelqu’un… il est venu avant nous…

-Et il en a une tête… terrible, archi-terrible, murmura Valia.

Cela ne fait rien, répondit tranquillement le professeur; je connais très bien ce locataire… une vieille connaissance… Vous allez voir: en moins d’une minute, nous nous débarrasserons de lui.

Le professeur, pataugeant dans la flaque d’eau, alla s’accroupir du côté où cette habitation en forme de cigare était la plus étroite. Il en palpa les murs avec ses deux mains et grommela:

-Oui, oui, c’est bien ça.

Tout en grommelant dans sa barbe, Ivan Guermoguenovitch se dirigea vers les arbres de la forêt.

-Où va-t-il? Demanda Valia.

-Je ne sais pas.

-Où allez-vous Ivan Guermoguenovitch? cria Valia.

-Restez où vous êtes, je reviens dans une minute, dit la voix du professeur venant des ténèbres.

Une minute passa et le professeur n’était pas de retour. Pourtant les enfants entendaient ses pas et ses grognements, mais il était impossible de deviner ce qu’il faisait.

Il revint enfin, traînant derrière lui une longue perche.

-Me voilà, dit-il.

S’approchant du tertre, il le palpa de nouveau et trouva à tâtons une petite ouverture dans laquelle il introduisit le bout de sa perche.

Karik et Valia surveillant chaque geste du professeur, mais aucun d’eux n’était capable de deviner les intentions d’Ivan Guermoguenovitch.

-Je crois, dit Valia, qu’il y aura une bataille.

-Ahoum!

Les enfants se baissèrent et, du plat de la main, explosèrent le sol. Karik trouva un grand bâton. Valia saisit une pierre qu’elle serra bien fort dans sa main. Ils étaient prêts à se porter au secours du professeur.

-Maintenant, mes amis, dit le professeur, écartez-vous un peu.

Comme à regret, les enfants s’éloignèrent en se tenant par la main.

– A présent, regardez bien, dit Ivan Guermoguenovitch, regardez comme il va déguerpir, votre grand et terrible animal.

Le professeur retourna sa tige plusieurs fois à gauche et à droite, puis l’enfonça bien loin dans le petit orifice et se mit à farfouiller dans la caverne comme un tisonnier dans un poêle.

Le monstre s’agita.

La tête sombre apparut à l’entrée de la caverne, branlant à gauche et à droite.

-Ah! Cria le professeur en s’affalant de tout son poids sur l’extrémité. De la perche qu’il tenait en main.

La bête sursauta comme blessée, lança en avant trois paires de pattes qui se mirent à battre l’air rapidement et finalement le monstre tout entier sortit de la caverne. Traînant sur le sol son corps annelé, il rampa en se tortillant vers le ruisseau.

Les enfants eurent à peine le temps de le voir qu’il dégringolait déjà le bord en pente et tombait dans l’eau avec un claquement sourd. Il fut aussitôt happé par le courant est disparut dans les ténèbres.

-Bien fait! Cria Karik en riant. La prochaine fois, il n’ira plus occuper l’auberge d’autrui!

-ça va, ça va! Dit avec bonhomie Ivan Guermoguenovitch. Nous n’allons pas discuter maintenant lequel des deux occupa le territoire de l’autre. En tout cas, il est certain qu’il ne va pas nous traîner en justice.

-Comment ça, devina Karik, alors c’est nous qui occupâmes l’appartement de cette méchante bête?

-Parfaitement! Répondit le professeur, mais il est trop tard d’y penser maintenant et d’ailleurs cela ne vaut même pas la peine de se faire des reproches, car… Alors, mes amis, installons-nous pour la nuit. Apportez des branchages, des feuilles, de la mousse et déposez tout cela devant l’entrée…/…

-Oh! L’inondation? Oui, évidemment, ce sont les heures les plus sombres que nous ayons eues. Pourtant nous nous en sommes tirés, et je dirais même que nous serions restés sans abri, et Dieu sait ce qui nous serait arrivé cette nuit… C’est elle qui rejeta le céphalée sur la rive avec sa maisonnette.

-Il ne s’est même pas. Défendu! Dit Valia. Il est si grans, si terrible et tellement paisible.

-Qui? Le céphalée? Paisible?

Ivan Guermoguenovitch se mit à rire.

-Ah! Non, il n’est pas aussi accommodant que tu le crois. Quand il est sous l’eau, le céphalée ne reste pas une minute tranquille. Ce bandit avide attaque les petites écrevisses, les larves d’insectes et souvent il dévore même ses congénères ou ses parents.

-Quel brigand!

-Oui, tout ce qu’il y a de plus brigand… Et regardez-moi quel admirable armure il possède. Cette canaille est cuirassée comme un chevalier féodal. Que dis-je, un chevalier! L’armure des chevaliers se composait de quelques pièces: d’un casque, d’une cotte de maille, et ce monsieur transporte sur lui toute une forteresse!

-On pourrait dire qu’il est dans un tank! Dit Valia.

-Hum! Pas tout à fait. Les soldats roulent dans un tank, alors que le céphalée transporte son tank lui-même.

Valia regarda la maison en pierre du céphalée et dit en hochant la tête:

-Un tel poids! Oh! La,la,la!

-Tous les céphalées n’ont pas des maisons aussi lourdes, dit Ivan Guermoguenovitch. Là où passent les roseaux, les céphalées profitent des petits bouts secs qui tombent au fond de l’eau pour y installer leur demeure. Et dans un fond de ruisseau pauvre, ils assemblent des petits cailloux, des petites coquilles et du sable fin et construisent des maisons dans le genre de celle-ci, comme des forteresses. On rencontre même des maisonnettes de céphalées construites tout simplement avec des petites feuilles qui tombent dans l’eau.

-Et pourquoi a-t-il deux entrées dans la maison,, une grande et l’autre petite?

-Pour permettre à l’eau de circuler librement à travers sa demeure, répondit le professeur.

-Pourquoi faut-il que l’eau circule?

-Comment pourquoi? s’étonna le professeur. Le céphalée habite dans les ruisseaux, sa maison est donc toujours remplie d’eau; si on ne change pas cette eau assez souvent, les murs de le demeure commenceraient à moisir et toute cette forteresse serait assaillie par des millions de bactéries. Et vous savez bien que l’eau stagnante pour les bactéries, c’est la même chose que l’air pour nous autres hommes.

-Quand même, dit Karik, comme vous avez bien su le déloger!

-Oh! Dit Ivan Guermoguenovitch modestement, ce n’est pas moi qui ai inventé le procédé. Je me suis tout simplement rappelé que quand j’étais gosse, il nous arrivait d’attraper des céphalées et nous les délogions de cette manière. On enfonçait une paille par l’escalier de service et l’insecte apparaissait dans la grande entrée. Un petit coup sec et le céphalée nous tombait dans le creux de la main.

-Et que faisiez-vous avec?

-On s’en servait comme appât pour les poissons, répondit le professeur. Au bout d’un hameçon, rien ne vaut cet insecte.

-Pour la pêche, interrogea Karik étonné. Et … ça mord bien?

Et le petit garçon sauta sur ses jambes.

Le professeur sourit.

-Oh ! Oh! Mais on dirait que tu es pêcheur! Quelle véhémence!

-Ehé! Le poisson, ça me connaît… Je peux rester un mois avec une ligne à la main, répondit Karik en soulignant ses paroles d’un geste de la main.

-Et… avec succès?… demanda Ivan Guermoguenovitch.

-Nnnon… répondit Kark honnêtement, on dirait que je n’ai pas de chance.

-Ah! Voilà, tu n’as pas de chance. Eh bien! Écoute-moi: essayer de pêcher au céphalée. Tu ne trouveras pas meilleur appât.

-Oui je vais essayer.

-Il ne va pas périr maintenant, cet animal sans sa carapace? Demanda Valia.

-N’aie aucune crainte, dit le professeur. Pensant que nous bavardons ici, il a déjà construit la moitié d’une nouvelle maisonnette. Ne t’en fais pas pour lui. Il grandira et volera.

 

Yann Larry,  Les aventures extraordinaires de Karik et Valia, traduit du russe par Vital Souchard, Paris, Nagel, 1946, p. 115-121.