Pierre Voisin, Les Phryganes La larve et ses métamorphoses, Limoges, Vve H. Ducourtieux, 1901.
Le nom de phrygane, terme grec signifiant morceau de bois, buchette, broussaille, a été donné à l’insecte qui, parmi ceux s’habillant eux-mêmes, nous montre une ingéniosité remarquable.
Faisant partie de l’ordre des Névroptères, les Phryganes sont le type de la famille des Phryganiens et de la tribu des Phryganéïtes qui comprend un grand nombre d’espèces qu’on trouve dans toutes les régions du globe ; toutefois on ne connaît bien que les espèces d’Europe qu’on évalue environ à deux cents.
Les Phryganes ont joué un rôle important aux époques géologiques : elles ont formé dans l’Allier des couches étendues d’une roche à laquelle on a donné le nom de calcaire tubulaire. Cette roche est composée d’un amas de tubes de Phryganes qui ont été solidifiés et qui sont si nombreux, qu’on en compte jusqu’à cent dans un décimètre cube.
Les larves des Phryganes sont presque toujours blanches : elles ont le corps allongé ; la tête est munie de deux mandibules tranchantes qui servent à l’insecte pour sa nutrition et aussi pour couper scier les morceaux de racines, de buchettes dont il construit son logement.
Elles ont en outre, des filières d’où sort la soie avec laquelle elles soudent les divers et dissemblables matériaux employés dans la confection de leur maison roulante.
Leur corselet est formé de trois segments et le ventre de neuf anneaux : le dernier des anneaux se termine par des crochets qui permettent à la larve de se maintenir dans son fourreau.
La Phrygane a six pattes : les pattes antérieures, les plus courtes des trois paires, sont remarquables d’adresse et de dextérité : les intermédiaires plus longues que les autres servent à saisir les objets éloignés ; les pattes postérieures, de longueur moyenne, servent seulement à l’insecte de point d’appui.
Les pattes antérieures, qui par leur taille courte sont rapprochées des mandibules, sont continuellement employées dans le travail de la construction et c’est à ces pattes que revient la plus grande part de travail.
La Haute-Vienne et la Corrèze, seuls départements où mes modestes recherches se sont bornées, possèdent cinq ou six espèces de Phryganes.
La plus commune et la seule que j’ai pu étudier est celle qui vient des eaux dormantes et des petits ruisseaux. Elle est classée par les maîtres sous le nom de Limnephilus flavicornis.
Chez nous, elle est connue sous le nom de portefaix, porte-bois et dans la Corrèze sous celui de charrée, porto-caneu.
En même temps herbivore et carnivore, il n’est pas rare, après un copieux repas pris sur une feuille de cresson, de lui voir dévorer des insectes aquatiques et même se précipiter sur une larve de son espèce plus jeune et ne pas l’épargner, si l’imprudente a quitté son logis de buchettes.
Les travaux les plus intéressants et les observations les plus complètes ont été publiés sur les larves de Phryganes par Réaumur, Pictet, Dumeril et H. Lucas.
Il est prouvé par ces spécialistes que quelques espèces se construisent au lieu de fourreaux où elles restent à demeure, des abris momentanés, constitués les uns par des sortes de cercles enveloppés de soie et de vase, d’autres par des polygones à côtés prolongés et cela avec des matériaux très légers, brindilles de joncs, fragments de chaume…., etc.
Après avoir lu le récit d’une expérience de M. Lucas, j’avais recueilli des larves de Limnephilus flavicornis dans un petit ruisseau à faible courant situé auprès de Solignac. Me souvenant de la difficulté éprouvée autrefois pour retirer une larve de sa gaine et l’offrir intacte à la voracité du goujon, j’avais tenté sur place de fendre les étuis contenant les larves pour les emporter dans un vase rempli d’eau.
Malgré toute la délicatesse possible, l’opération réussissait rarement et presque toujours la larve était blessée ; décidé à abandonner ce moyen, je mis ma provision d’insectes dans une boîte en fer et à mon retour à Limoges, j’éprouvai un vrai plaisir en trouvant plusieurs de mes larves qui, d’elles-mêmes, avaient quitté leur demeure et erraient à l’aventure.
J’en prends quelques-unes que je mets aussitôt dans un petit aquarium et je place prés d’elles les étuis vides qu’elles avaient abandonnées; ces étuis étaient composés de matériaux bien différents et absolument hétérogènes: petits coquillages imperceptibles, buchettes de la grosseur d’une épingle, brins de joncs, radicelles de plantes aquatiques.
Je remarque avec étonnement que pas une des larves n’a cherché à se loger de nouveau dans l’étui qui est à sa disposition, tout construit et qui le matin encore était pour elle le home de son choix.
L’assertion de quelques auteurs qui prétendent que la phrygane cherche le plus souvent à rentrer dans son étui, lorsque par une cause quelconque elle en est sortie, est donc bien loin d’être confirmée. Aucune des larves observées n’a cherché pendant une journée entière à prendre ce parti donné comme étant le plus fréquent.
M. H. Lucas dit aussi que la larve prend souvent l’étui d’une autre individu de la même espèce, qui par sa forme et sa dimension lui rappelle le sien propre.
Peut-être à l’état libre, les choses se passent-elles ainsi, peut-être la larve se sentant plus en danger et plus exposée à la voracité de ses nombreux ennemis des ruisseaux, ne prend-elle pas le temps de construire un logis: peut-être enfin, adeptes des théories socialistes qui s’étendent si loin, la larve trouve-t-elle plus commode d’habiter un logis qu’elle rencontre tout prêt et qui ne lui a coûté à construire ni souci ni fatigue !
Mais je dois constater que la larve d’eau dormante n’adopte pas les théories d’Auguste Comte sur le communisme ; elle veut une maison à elle, se donne la peine de la construire; ouvrière habile et vaillante, elle n’hésite pas à reconstruire souvent son habitation dont bien des accidents peuvent la priver.
D’où vient cette persévérance qui est en opposition avec les usages de la généralité des insectes ? du nombre des ennemis des Phryganes (Cybester, Dyticus, Acilius, Hydaticus) qui vivent de ces larves et sont obligés , pour dévorer la Phrygane de briser l’étui. Pendant ce travail de destruction, la larve quitte son étui et se réfugie sous les pierres souches ou tout autre abri. Elle est donc obligée, pour échapper à la destruction, de reconstruire aussitôt un fourreau, car la nécessité est mère de l’industrie.
Voyons maintenant sa manière d’opérer : une fois mes larves installées dans leur aquarium et après un moment de repos, je mets à leur disposition un pied de cresson muni de ses radicelles les plus fines et des brindilles de bois grosses comme une épingle, le tout réuni en un petit paquet peu serré.
Au bout d’une heure, la larve s’installe au milieu des radicelles et, avec l’aide de ses pattes, arrive à se former une espèce de hamac sur lequel elle s’installe et qu’elle solidifie en réunissant les radicelles avec des soies sorties de sa filière.
J’enlève alors les autres larves par les pattes intermédiaires ; je vois mon ouvrier saisir un morceau de radicelle, le couper avec ses mandibules et de ses pattes antérieures les plus adroites, elle apporte ce morceau de radicelle et le place sur son hamac ; cette opération est recommencée aussi souvent qu’il est nécessaire pour former un tube, car chaque radicelle est consolidée avec des soies au milieu du brin et aux deux extrémités.
Lorsque le dernier manchon est construit, la Phrygane coupe les radicelles qui la retiennent au pied de cresson et se met à la recherche de nouveaux matériaux, elle trouve alors les brindilles de bois mises à sa disposition.
Comme pour son premier travail, elle scie avec ses mandibules les petits morceaux de bois et, instinct remarquable, elle les coupe à la longueur nécessaire pour construire un fourreau approprié à sa taille. Elle soude en leur milieu les brindilles de bois, qui toutes ont la même longueur et laisse libre leur deux extrémités, puis elle ferme le côté du fourreau opposé à la tête.
La Phrygane a l’instinct de la régularité très développé : toutes ses constructions affectent une forme polygonale ; si les fourreaux ont parfois une forme moins correcte, c’est que les matériaux de choix lui manquent.
J’ai obtenu un travail parfaitement régulier et d’un effet très élégant en fournissant à une larve un pied de cresson et des graines de riz, une fois le premier fourreau construit avec les radicelles du cresson , la larve a construit un manchon absolument régulier et correct comme forme (voir la 6° forme sur la figure)
Les structures et la disposition des fourreaux varient suivant les espèces, les conditions dans lesquelles les Phryganes doivent vivre, la nature des eaux, le degré de rapidité des ruisseaux. Les larves qui e quittent pas les eaux courantes construisent un fourreau plus lourd, composé de graines sèches, de graviers, de coquilles : ces dernières sont parfois habitées, de sorte qu’on a le spectacle bizarre d’un insecte vêtu d’autres insectes.
De l’ensemble des constructions nous devons retenir un fait principal : l’ouvrière aquatique possède des principes d’architecture et presque un art ; si le hasard lui offre des matériaux de choix, elle fait une œuvre élégante et régulière ; si les circonstances sont contre elle, l’habile architecte disparaît et il ne reste que l’ouvrier qui bâtit une maison solide mais laide.
Certaine espèces de Phryganes ne quittent pas le fond des ruisseaux et ne montent
Jamais à la surface de l’eau ; leurs fourreaux sont alors entièrement construit avec des grains de sable et de graviers.
Au contraire la Phrygane des mares vient souvent à la surface ; comment arrive-t-elle à ce résultat et comment peut-elle redescendre à volonté sur le gravier du ruisseau ?
Pour s’élever à la surface elle grimpe sur les souches, les herbages et arrivée au but, elle émerge de l’eau l’arrière du fourreau.
Si nous examinons ce fourreau, nous remarquons que lorsque l’insecte a construit la fermeture postérieure il a, avec la soie de sa filière, formé un disque percé d’un trou en son milieu ; de plus l’insecte a donné à son étui un diamètre intérieur correspondant exactement au diamètre du corps. Il se passe donc le phénomène suivant :
La Phrygane, arrivée à l’air libre et ayant émergé l’extrémité du fourreau, avance le corps hors de l’étui et ce mouvement produit absolument l’effet du piston dans une pompe aspirante ; l’air extérieur appelé dans le fourreau y pénètre par le trou existant dans la membrane ; la partie laissée vide par le corps de l’insecte se remplit d’air. Le poids de la Phrygane est alors diminué et l’insecte qui avant cette opération était plus lourd que l’eau peut flotter et évoluer à la surface.
La partie du corps et les pattes qui sont en dehors du fourreau lui servent pour se diriger et chercher les endroits éclairés par le soleil où elle reste peu de temps ; après quelques ébats, l’insecte rentre dans son étui, et par ce mouvement de recul, chassant l’air existant dans le tube, reprend sa densité normale supérieure à celle de l’eau et descend aussitôt au fond.
De nouveau l’instinct se montre sous une forme parfaite : en construisant sa demeure, l’insecte doit l ‘établir plus lourde que l’eau pour pouvoir se maintenir au fond et circuler librement, sans avoir besoin de résister à la poussée du liquide.
Voilà pourquoi, même dans les étuis ligneux, nous trouvons des matières plus lourdes paraissant détruire l’harmonie et la régularité de la construction.
Une fois de plus nous devons admirer la sagesse du créateur qui a donné aux insectes les moins élevés dans la classification un instinct remarquable surtout par l’infaillible exactitude avec laquelle il remplit sa mission.
Que cette façon d’apprécier l’instinct soit discutable, c’est possible ; en tous cas, cette théorie est plus consolante que celle des matérialistes qui voient dans les merveilles de l’instinct une conséquence obligatoire.
Ceci nous remet en mémoire ce vers de Voltaire :
« Dieu dirige l’instinct et l’homme la raison »